Rose-Marie François, Trèfle incarnat. Le dessin du sens et des mots

Ce que la peinture fait à la poésie, ce que la poésie donne à voir

François

Couronnant une œuvre poétique déjà riche de dix-sept livres recueils, ce nouveau livre de Rose-Marie François explore avec brio et profondeur l'art de donner un sens poétique à l'expérience esthétique que suscite la peinture. Plus que jamais la poésie «donne à voir», mais aussi à sentir, penser, découvrir, exister par les mots.

 

Voici un livre de poèmes d’une grande et rare qualité, où le dialogue entre poésie et peinture s’appuie sur une pratique du travail d’écriture tout à la fois libre et exigeante.

Le premier aspect qui retient l’attention, dans le nouveau recueil de Rose-Marie François, est son unité fortement structurée, puisque, loin de rassembler des poèmes épars, il s’applique à un projet unique : prendre pour objet l’œuvre de deux peintres majeurs du 20e siècle, Francis Bacon et Paul Klee.

Chacun des deux artistes fait l’objet d’une section de vingt poèmes exactement, et chaque poème compte dix-sept vers libres étroits et drus. La forme adoptée, qui se fonde sur le nombre et la symétrie, reste abstraite et personnelle ; elle ne doit rien à la tradition et reste sans référence, que ce soit, par exemple, aux quatorze vers du sonnet, aux quatrains de la versification classique ou aux tercets de la tierce rime : dix-sept est un nombre sans passé, sans symbolique, ouvert. Mais quelle est justement l’utilité d’une telle forme fixe ? Au-delà de l’harmonie visuelle qui, de page en page, se trouve produite par cette régularité formelle, le nombre est d’abord là pour calibrer, contenir, voire contraindre le poème qui, dans un espace (dé)limité, se déploie puis vient buter sur le base de la page, sans variation ni écart, ni surtout débordement : d’emblée, avant même de lire les textes, le lecteur perçoit la trace d’une discipline, d’un art de l’épurement, de la rigueur dans l’esquisse, qui se vérifient à la lecture. Même si la combinaison d’un chiffre élevé (dix-sept) et de l’assez sensible brièveté des vers produit un format plutôt oblong, l’effet suscité, sans être totalement pictural, n’est pas sans rappeler le geste de l’artiste : face à ces quarante chefs-d’œuvre, la poète se contente modestement de dessiner son poème sur chaque page, comme sur une feuille de cahier de dessin : le poème est colonne, ruban, flèche.

Le titre de chaque partie — « Sur vingt œuvres de Francis Bacon », « Sur vingt œuvres de Paul Klee » — ne doit pas laisser croire à un exercice qui serait quelque peu appliqué. La poète ne disserte pas, ne livre ni analyse ni idées qui fussent inspirées par des tableaux ou projetées sur eux — si elle avait voulu le faire, gageons que c’eût été en prose. La poésie, dans son travail sur la langue (les mots, la phrase) et la forme, prend ici tout sa raison d’être. Dire que ces quarante poèmes sont écrits « d’après », d’après Bacon et Klee, serait plus juste, mais insuffisant. Ce qui se passe réellement dans ces poèmes est au-delà — ou en-deçà.

Chaque poème est flanqué de deux titres, entre lesquels il se range avec la régularité déjà décrite : le titre du haut, introductif, s’applique naturellement au poème, qu’il nomme l’objet de celui-ci ou qu’il annonce son propos — explicitement, ou plus hermétiquement — ; quant à la mention qui figure au bas du poème et de la page, elle livre en réalité le titre de l’œuvre inspiratrice (en français pour Bacon, en allemand pour Klee). Parfois le premier titre n’est que la traduction du second, mais c’est plutôt rare. Généralement, un jeu subtil de décalage, d’inclusion, de dérivation ou même d’opposition relie les deux titres ; et l’ordre dans lequel ils sont livrés n’est évidemment pas sans incidence : il nous signale ou nous rappelle, à nous lecteurs, que nous lisons un poème, qu’il importe de le lire d’abord pour lui-même, et que son déroulement ne doit nous mener que progressivement à la révélation du tableau lui a servi de source, à travers son titre. (Ainsi, en remontant du titre du tableau à celui du poème, on trouve, par exemple, « Deux personnages dans l’herbe » qui pour la poète deviennent « Couple sur la terre », ou un « Fruit souffrant » transmuté en une « Agonie ».)

 

KleeLeidendeFrucht
Paul Klee, Leidende Frucht, 1934

AGONIE

Un fruit s’est alité
sur une table ronde.
Il souffre, lèvre ou
paupière au lieu du nombril,
prunelle obstinée.
La queue en déhiscence
fait mouche aux antipodes.
Malade des talures,
la chair, cramoisie,
témoigne des pelures
tranchées à vif.
Le carmin, l’incarnat,
pudeur et carnation
certifient l’innocence.
La chasse était ouverte.
Le coup porté a décroché
l’envie de vivre encore.

                                        

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