Rose-Marie François, Trèfle incarnat. Le dessin du sens et des mots

Ce dispositif donne surtout une précieuse indication sur la façon dont il convient de lire ces poèmes, de les pénétrer et de s’en laisser imprégner.

A priori, il n’y a que deux façons de le faire : soit trouver le tableau dont le poème dérive et garder l’un sous les yeux au moment de lire l’autre, en un va-et-vient répété du regard ; soit lire d’abord le poème, et ne se reporter qu’ensuite au tableau. À tous égards, la seconde manière est de loin préférable : plus riche sur le plan poétique et plus captivante, c’est elle qui donne le meilleur accès, le plus profond, au travail que la poète opère sur les mots et sur une expérience intime, personnelle et partageable du monde. En donnant ainsi le pas au poème sur la peinture, il ne s’agit certes pas de rabattre les œuvres plastiques au rang de simples prétextes négligeables, mais de laisser à la poésie la place et la fonction que le poème entend lui donner — pour l’auteur comme pour le lecteur. Celui-ci est ainsi tenu à l’écart de toute tentation, quasi futile, de vérifier ce que le poème dirait du tableau.

Quand on lit le poème pour lui-même, en s’abstenant d’appuyer cette lecture sur une reproduction de l’œuvre, on perçoit certes, la plupart du temps, qu’une peinture ou un dessin l’habite, mais on laisse aux mots toute latitude de nous toucher par leurs moyens propres. Un tableau s’ébauche, mais tout entier fait de mots.

Qui, dès lors, dessine dans le poème ? Au peintre, la poète emprunte ses motifs, ses objets, ses personnages et ses couleurs, mais, même quand son propos s’approche d’une description de la chose vue, c’est davantage à une re-composition propre qu’elle se livre — ou, peut-être même, à une dé-composition.

C’est dire, dès lors, que les poèmes de ce livre n’appartiennent ni nettement ni directement au genre de l’ekphrasis, cet exercice textuel séculaire dont l’objet est la description d’une œuvre d’art ; et les prendre pour tels seraient appauvrir la démarche qui est en œuvre. Ce sont des poèmes à partir de, mais aussi au-delà, et même parfois en dépit de, Bacon et Klee.

Notons d’abord que la description, lorsqu’elle opère, n’est jamais exhaustive, ni explicite. Le poème montre même une réticence à faire totalement, ouvertement, franchement cela : il choisit bien davantage de faire surgir des tonalités d’ordres divers, psychologiques, affectives, sociales même. Et cela, face à l’art pictural qu’elle prend pour modèle ou comme concurrent, la poésie ne peut le faire qu’au moyen de cet instrument qui fait sa spécificité, sa servitude et sa richesse : le langage. Plus précisément, avec les mots.

Ici comme souvent, la poésie tend à donner à voir. Mais quelle nécessité y aurait-il à faire voir avec des mots ce qui se livre directement dans une œuvre plastique ? Pourquoi le langage plutôt que le regard ? Que donne à voir le poème au-delà de l’image ?

D’un monde tangible interposé entre un hypothétique réel et soi — la réalité que le peintre a figurée ou imaginée — la poète tire le matériau qui lui permet de figurer celui qu’elle puise en elle-même. Des lueurs de sens, qui vont bien au-delà d’une interprétation ou d’une traduction de l’œuvre, filtrent à travers l’épaisseur des mots.

Sous le couvert inconstant d’une démarche qui n’est ni description impersonnelle, ni même simple transposition, comment la poète parvient-elle à exister, par la parole, au cœur même du poème ? Comment laisser s’exprimer une subjectivité à travers une entreprise aux prémisses d’objectivité ?

On constate que, pour ce faire, elle évite la facilité que serait un recours trop facile et direct aux pronoms personnels. Là gît une des forces du recueil, qui impressionne : on y sent battre une pensée, une émotion forte et communicative, alors même que la locutrice ne se désigne pas elle-même : deux poèmes seulement, sur quarante, recourent au pronom je. Ils en acquièrent une résonance d’autant plus grande que, ce n’est pas fortuit, ils évoquent l’enfance :

KleeKleinesTannenbild
Paul Klee, Kleines Tannenbild, 1922

MINIATURE

J’ai beau ne rien savoir
d’un sapin à huit branches.
Le sol a beau glisser,
lissé de cire au goût d’encens.
On m’a mise au coin.
Un trou de souris suggère une
issue. La fenêtre est murée.
La porte est refermée.
Il n’est de perspective
que celle d’un arbre à cames
giflant un rêve encore naissant.
Et à la cime du sapin,
on voit rougir la confusion,
des taches rembrunies
qu’un pavillon noir tranche
de sa hache. Et moi, j’attends
une lueur, un peu de blanc.

 

Hormis ces cas exemplaires (le second est cité plus loin), celle qui parle dans ces poèmes évite de se désigner, fût-ce en recourant au pronom de la deuxième personne, par lequel, souvent, les poètes s’adressent à eux-mêmes tout en ouvrant le possible d’un dialogue avec le lecteur, ou à celui de la troisième, qui leur permet de se mettre en scène avec une distance qui confère au personnage « créé » une dimension plus générale.

La force et la beauté de ces textes réside dans le fait que cette présence du sujet, présence in absentia, passe entièrement par l’usage poétique, métaphorique ou symbolique qui est fait des éléments tirés des tableaux-prétextes, dans les images produites, les relations établies, les récurrences assumées, les symboles suggérés, les affects qui affleurent.

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