Rose-Marie François, Trèfle incarnat. Le dessin du sens et des mots

Les motifs suscitent les mots, qui s’appellent et se mêlent, dans un processus proche de  l’association libre, avec une même fécondité sous une apparente gratuité. Et cette proximité, sans rigidité, d’une écriture poétique avec le rêve et l’exploration psychanalytique peut se faire plus sensiblement allusive :

 

PARCOURS

C’est un parc  au soleil
qui éclate de rire.
On s’y laisse prendre.
On prend pour cris de joie
le pas lourds des péans,
les clous heurtant la pierre.
Les sentiers s’incurvent, se
déhanchent, secouent la lumière.
Crissements de gravier, adieu.
On peut courir mais pas s’enfuir.
Le labyrinthe est bétonné.
Nul ne peut en issir
sans d’abord s’ensevelir.
Quand le parc se réveillera,
à l’extinction des feux grégeois,
celui qui compte les morts dira que
la suite des nombres est illimités.

 

Cette écriture est aussi un art des mots, de leurs pouvoirs, du mélange de leurs couleurs. Un art de la formule, de l’ouverture du sens : « Femme, oiseau, corolle. / Corps fendu, ailes rentrées ». À de certains moments, cette manière de juxtaposer les mots dans des associations où la sémantique le dispute aux sonorités, n’est pas éloignée des procédés chers à un Jacques Izoard : « La rime abrège / le temps des chutes, convoque / l’écorce, le tan, l’étain, / le cristal encore enfoui. »

Les deux ensembles, Bacon et Klee, diffèrent dans leurs tonalités. Il est d’ailleurs intéressant de voir ce que Rose-Marie François a sélectionné, par affinité, dans l’œuvre de chacun : si chez Bacon c’est forcément la figure humaine qui domine, le monde choisi chez Klee est fait de plantes, de parcs, de paysages.

Les deux ensembles sont donc contrastés : l’imaginaire du sujet qui écrit est suscité de façon différente. Ainsi, d’un portrait nominal (Portrait de G. Dyer dans un miroir), peut-elle tirer toute une évocation des horreurs de l’histoire :

 

BaconPortraitde GeorgesDyer
Francis Bacon, Portrait de Georgs Dyer dans un miroir, 1968

ÉCOUTE

Formol ou pas,
faciès en bocal ou sous globe,
joue intouchable,
oreille morte
inaccessible à la parole
morte du bruit
qu’ils appelaient musique :
slogans, massues, canons
tambours métalliques
mitrailleuses, bombardiers
vacarme des poudres.
Le ciel tombait par pans entiers.
Les longues sirènes chevelues
qui nous chassaient sous terre
n’avaient jamais vu la mer.
La foudre au ciel, alors,
semblait jouer un menuet.

 

Cela produit une cohérence de chaque séquence, que renforce le contraste. La poète parvient à laisser son poème se teinter de la manière de l’un et l’autre peintre, sans être ni mimétique ni servile. C’est la distance maintenue à l’égard de la pure description qui donne à ces poèmes toute leur qualité.

Ces poèmes, qui sont pourtant marqués d’un certain hermétisme, sont d’abord ouverture : les mots ouvrent l’expression de ce qui fut ressenti à la contemplation d’un tableau ; la poésie ouvre la peinture, les mots ouvrent la vue, intérieure et extérieure.

Que ressort-il de cette double ouverture, pour le lecteur ? D’abord le sentiment d’une lutte permanente contre une fermeture, un repli, une détresse qu’il s’agit de combattre, de contrecarrer. Ces textes où le sujet est si peu présent explicitement paraissent en fait le placer entre deux instances adjuvantes : le peintre et son tableau, le lecteur et sa sensibilité. Il ne s’agit donc plus guère de transmettre à celui-ci une simple chose vue : chaque poème est une marge où la poète se retranche et se livre tout à la fois, et dans laquelle nous la rencontrons.

L’importance et la qualité de ce recueil tiennent certes à la démarche et à la méthode, ce mélange de rigueur et de libération appliqué au renouvellement d’un exercice, le poème sur motif, d’après peinture. Mais il faut aussi affirmer que, par ce livre, Rose-Marie François, à sa manière, fait quelque chose de neuf à la poésie. Elle réinvente une ré-conciliation, du sujet présent et absent avec lui-même et avec le monde, des arts entre eux, de l’écriture et de la lecture, de l’obscurité et de la lumière, de la distance et de l’adhésion, du sens et de son absence, des mots, des choses et des sentiments.

Somme toute, il y a une troisième manière de lire les poèmes de Trèfle incarnat : c’est de carrément renoncer à retourner au tableau après avoir lu le poème. C’est celle que j’ai majoritairement choisie. Les poèmes tiennent tout seuls, et leur propos essentiel n’est pas de donner à voir un tableau absent. Ils sont enrichis à la fois de leur source et de son oubli. Les lire pour eux-mêmes, c’est faire le pari d’une autonomie du poème ; c’est ne pas craindre de perdre, perdre les détails des tableaux et le lien qui, du dessin, a présidé à l’origine du texte. Un surcroît de gain est peut-être à la clé. Apollinaire le disait il y a cent ans : « Perdre. Mais perdre vraiment. Pour laisser place à la trouvaille. »

 

Gérald Purnelle
Août 2014

 

crayongris2Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques contemporaines, ainsi que la poésie francophone de Belgique.

 

Rose-Marie François, Trèfle incarnat. Francis Bacon et Paul Klee, Le Cormier, 2014.

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