Rose-Marie François, Trèfle incarnat. Le dessin du sens et des mots

On devine la méthode qui fut à l’œuvre : s’immerger dans le tableau, mais aussi se plonger en soi-même, puis faire ou laisser émerger ce qui va au-delà de la « lettre » du tableau, ou plutôt du texte que suscite d’abord le tableau ; passer des objets et des motifs aux mots, de ceux-ci au surcroît de sens ; passer aussi des mots aux mots. Et tout cela, sans jamais se mettre en avant soi-même. Il y a une pudeur du sujet (qui explique en partie un certain hermétisme consenti) : on trouverait peu de recueils où le poète se révèle autant et, en même temps, si discrètement, avec un tel retrait dans l’implication même de soi.

Mais le lecteur ? Que trouve-t-il dans cette poésie ? Si l’on y entre avec toute l’ouverture requise, on ressent un trouble, immédiat ou croissant, dont on comprend progressivement qu’il est précisément suscité à la fois par le foisonnement des images, des motifs, leur apparente discontinuité, mais aussi par la perception de leur poids affectif, le partage entre leur gratuité, toute spontanée, et leur signifiance, rarement donnée pour elle-même, mais toujours devinable sous la surface du texte.

Ce que la poète élit (et, à un certain un niveau, il n’importe plus guère que cela provienne de tableaux auxquels on pourrait le rapporter, tant la poésie se suffit à elle-même pour donner, non plus seulement à voir, mais surtout à sentir) se déploie en faisceaux d’éléments que l’on ne peut se limiter à nommer symboles, par peur d’être trop réducteur. Le phénomène poétique prend ici une voie particulière, une des plus riches que puisse nous offrir la poésie : de la genèse du poème, des traces persistent et résonnent dans l’acte même de la lecture, à un niveau si intimement perceptif qu’une véritable communication s’établit, en dehors de tout message préconçu.

Et pourtant, ces poèmes sont rien moins que clairs, explicites, transparents. Quelque chose passe et féconde la lecture, alors même que l’auteure paraît s’être davantage livrée à son poème qu’elle n’en a contrôlé l’organisation.

Les mots de la poète placent un voile, non pas tant entre le tableau et le lecteur, mais entre sa propre expérience et celle de ce destinataire invisible — à charge pour le lecteur de soulever ce voile de mots. Certains mots jouent comme des ouvertures sans clés ; ce sont précisément les mots que l’on sent ajoutés au tableau regardé par l’auteure, qui déclenchent le phénomène poétique inscrit au cœur même des deux pôles de l’échange : l’écriture et la lecture. Un exemple :

Allons cheminer
jusqu’à l’orée du soir
jusqu’où les infusoires
trempent nos encriers.
L’oiseau bleu a les yeux
dans la partialité.
Des toupies au repos guettent
le siècle des pavots.

 

Certains mots font image ; on peut les supposer tirés de l’œuvre de Klee. Mais tout se joue ensuite dans ce qui vient tourner autour de ces motifs-là, dans ce qui donne une épaisseur humaine à la chose vue : de l’impératif allons cheminer à cet étonnant substantif abstrait qu’est partialité, en passant par un trait notable, l’allusion à l’écriture (les encriers).

C’est par le canal de ces ajouts-ouvertures que les affects, éprouvés par le seul sujet ou partageables avec le lecteur, viennent nourrir le poème et lui donner une résonance propre. Et l’on constate que cela se produit souvent en osmose avec un jeu stable de symboles simples, que l’on perçoit à la fois tirés des tableaux et intimes à l’auteure : la nuit, les fleurs, les couleurs — bleu, rouge, noir —, et qui contribuent grandement à l’unité poétique et affective du livre :

FLEUR BLEUE

Il faut descendre
les marches de la nuit.
Après les fonds marins,
gagner l’encre des rêves.
La  fleur en giration
soutient que cet ourson,
ce tapir, ce soupir,
veut mordre ses pétales,
y retracer les nervures
d’un viol ou d’un violon.
Un air de valse apaise
la ligne brisée du temps.
Ni vent ni courant
ne fait tourner les pales.
Seul le bleu de la peur
teint le calendrier.
C’est là que je suis née.

KleeblaueBlume
Paul Klee, Blaue Blume, 1939

 

On devine que l’émotion ressentie est aussi celle de l’écriture : l’œil appelle la main, le voir suscite l’écrire, comme le montre la double série isotopique de « Récolte », où sous le peintre se cache le poète :

 

Ainsi, ces notes qui dansent
à la portée de noirs sillons
ne seraient qu’épis alignés
bientôt sevrés de leur soleil.
Le peintre a le frisson
qu’il transcrit, sur l’eau du papier,
d’une plume duveteuse.
L’illusion de l’horizon se retourne
contre nous. La moisson continue
au ciel. La page, une dentelle,
masque la vue du peintre,
rythme le grain du blé
sur le grain du papier,
puis mange la musique.
Flèches et hallebardes
précipitent la paix
dans la poix des tonnerres.

 

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