Charlemagne, Tchantchès et Liège

C'è-st-insi qu'nosse Tchantchès fourit houkî å palås d'a Charlèmagne...
[Et c'est ainsi que Tchantchès fut introduit à la Cour de Charlemagne...]

charlemagne-tchantches

L'annonce des festivités du 15 août en Outremeuse suscite d'emblée, chez les vrais Liégeois, l'image de processions et bains de foule arrosés mêlant allègrement le religieux et le profane. Le temps du cortège folklorique, les plus éminents acteurs de nos théâtres de marionnettes préfèrent à leur petite scène de bois les pavés des rues de Roture et de Saint-Pholien. C'est alors qu'on voit, sans que nul ne semble s'en étonner, déambuler côte à côte, entre autres géants, Tchantchès, Nanesse, saint Lambert et Charlemagne. L'histoire se mêle à la légende et au mythe pour le plus grand plaisir des plus jeunes comme des anciens. Dans un tel contexte, comment ne pas s'interroger sur la justification de la place unanimement dévolue au plus grand des Carolingiens dans la mémoire collective de nos régions en bord de Meuse ? Comment expliquer l'attachement presque filial des Liégeois au roi des Francs (768-814), couronné empereur d'Occident par le pape Léon III à la Noël 800 ? À quelques jours de la fête mariale, l'occasion était idéale d'évoquer cette question en offrant à la lecture d'un large public quelques réflexions historico-folkloriques, sur les origines liégeoises de Charlemagne et ses accointances avec Tchantchès à la lumière de conclusions publiées de longue date et pourtant mal connues du grand public.

Photo © Office du Tourisme Liège

 

Charlemagne et Liège. Le point de vue historique

En 1854, dans un essai intitulé Sur la naissance de Charlemagne à Liège, Ferdinand Henaux dressa l'inventaire des témoignages favorables à la thèse de la naissance de Charlemagne à Liège1. En toute honnêteté, on reconnaitra que ces derniers s'apparentaient davantage à une liste de faits historiques tardifs témoignant de l'attachement des Liégeois au souvenir de Charlemagne qu'à une liste de sources dûment passées au crible de la critique historique. Au fil de sa démonstration, il en vint à fixer le lieu de naissance de Charlemagne, non de manière évasive dans la région mosane ou le grand Liège mais, très précisément, dans la cité de Liège. Dans un élan passionné propre à la plume de nos historiens romantiques du 19e siècle, il écrivit alors :

« Tout esprit non prévenu reconnaitra que le berceau de Charlemagne ne peut être Aix, bien que ce roi y eut fait construire en 794 une splendide chapelle près de sa maison de bain qu'il avait bâtie en 781 – ni Jupille, dont le palais n'était plus visité que rarement par les membres de la famille carolingienne, depuis que Pépin le Gros [Pépin II] y était si tristement décédé ; – ni Herstal, manoir sombre et antique que pouvaient chérir l'homme d'armes et le chasseur, mais non une femme jeune, pieuse, aimant à être entourée de ses proches – ce berceau ne peut être que Liège, la vieille cité de Liège... ».

Cet ouvrage fut, d'emblée, sévèrement critiqué et raillé par bon nombre d'historiens persuadés que le lieu de naissance du grand empereur ne sortirait jamais du domaine des conjectures. Ainsi, peut-on lire dans un compte-rendu paru en 1855 dans la Bibliothèque de l'école des chartes (Paris) :

450px-Monogram de Charlemagne a Aachen

« Les grands érudits du dix-septième siècle, Lecointe, Mabillon et autres étaient déjà arrivés à ce résultat négatif dont l'histoire peut à la rigueur parfaitement prendre son parti. Mais il ne fait pas l'affaire des localités jalouses de compter le restaurateur de l'empire d'Occident au nombre de leurs citoyens. L'une d'elles, qui dès le moyen âge s'est montrée des plus ardentes à revendiquer le berceau du grand homme, vient tout récemment de raviver le procès. Battue sur la question de la paternité de Pierre l'Ermite et de Godefroi de Bouillon, la ville de Liège espère se dédommager largement de son double échec par l'acquisition incontestée de Charlemagne, et son vaillant champion, M. Ferdinand Henaux, se flatte d'avoir, cette fois-ci, pour de bon, démontré au profit de sa vieille patrie, la fausseté de ce lieu commun, que l'on appelle l'incertitude du lieu de naissance de Charlemagne [...] Je ne lui demande pas, comme il paraît plaisamment le craindre, la reproduction d'un extrait de naissance, mais je lui demande mieux que des traditions, quelque vivantes qu'elles soient encore dans le pays, ou des chroniques écrites cinq ou six cents ans après la mort de Charlemagne. D'ici là, je m'en tiendrai au mot d'Éginhard : « De cuius nativitate scribere ineptum judicans » et je me résignerai à ignorer où au juste a été placé le berceau impérial. Il y a tant de choses, hélas ! plus importantes que nous ignorons ! »

Monogramme de Charlemagne, à Aix-la-Chapelle

Le ton légèrement condescendant de cette sévère recension suffit pour souligner le caractère passionné des débats que suscita, en pleine période romantique, le lieu de naissance du grand empereur. Il ne manque pas d'attirer l'attention sur le poids et l'influence des traditions locales et autres légendes.

Avec le temps, la question de la naissance de l'empereur carolingien a perdu de son acuité. Nonobstant, bon nombre de nos concitoyens demeurent attachés à l'idée que Charlemagne fut l'un des leurs. En introduction à son opuscule, Ferdinand Henaux n'avait pas craint d'affirmer :

« Nos recherches ont pour but de justifier ce souvenir traditionnel [de Liège berceau de la dynastie carolingienne]. Si nous n'y parvenons pas aujourd'hui, demain, avec un peu de science et de courage d'esprit, un de nos concitoyens saura lui donner tous les caractères de la certitude ».


 



1 F. Henaux, Sur la naissance de Charlemagne à Liège. Recherches historiques, nouvelle édition, Liège, Desoer, 1854. - On tient pour acquis, depuis une bonne trentaine d'années, que Charlemagne est né en 747/8 et non pas en 742.

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