Charlemagne, Tchantchès et Liège

Ce n'est le manque ni de science ni de courage d'esprit mais bien celui de sources qui me mène à réaffirmer, un siècle et demi plus tard, qu'on n'a pas la moindre certitude que le berceau du premier empereur carolingien fut en bord de Meuse2. Mais que Charlemagne soit ou non né en bord de Meuse relève davantage de l'anecdote que de la grande histoire. Liège conserve d'autres motifs historiques avérés de chérir le souvenir des Pippinides et des Carolingiens3.

Buste-saint-Lambert

Au petit matin d'un 17 septembre d'une année inconnue située entre 696 et 705, Lambert, l'évêque de Tongres-Maastricht, fut assassiné, dans sa villa de Liège, avec les siens par les hommes de Dodon, le domesticus de Pépin II, en vraisemblable accomplissement d'une vendetta. Lambert devait son trône épiscopal à Pépin II ; en échange, il lui avait apporté, par ses prédications, le soutien nécessaire à son action politique. Loin de desservir leurs intérêts dans la région, l'assassinat de l'évêque, très tôt considéré comme martyr, contribua à renforcer l'autorité des Pippinides sur le diocèse mosan toujours sis à Maastricht. Les membres de ce lignage n'attendirent pas l'élévation du corps de Lambert pour lui vouer un culte. Les textes l'attestent, Grimoald, le second fils de Pépin II et Plectrude, se recueillait sur les lieux du drame lorsqu'il fut assassiné par un Frison en avril 714. La multiplication des miracles sur le lieu du drame encouragea rapidement le populus liégeois à ériger une basilique placée sous la protection de l'évêque défunt. En 715/16, l'évêque Hubert, le successeur de Lambert, procéda à la translation des reliques de Maastricht à Liège. Le saint corps revint donc par la route terrestre longeant la rive gauche du fleuve provoquant sur son passage, à en croire les sources hagiographiques, de nombreux miracles. Cet itinéraire passant par Nivelle-sur-Meuse et Herstal contribua à la sacralisation d'un axe routier particulièrement stratégique et, à terme, la présence du corps de l'évêque sanctifia une localité austrasienne acquise à l'autorité du premier carolingien - Charles Martel, le bâtard rebelle de Pépin II. Ainsi, la ville sanctuaire s'épanouit en bord de Meuse. À la même époque, le prestige de la villa de Herstal se trouva miraculeusement rehaussé et bientôt Charles Martel en prit possession4. À la mort de ce dernier, en 741, l'Austrasie – le regnum franc dans lequel se situait Liège – échut par héritage à son fils aîné, Carloman, puis au fils de celui-ci, Drogon. Le premier séjour attesté de Pépin III à Herstal et dans la région mosane remonte en 752, soit après le changement de dynastie (751).

Ci-dessus : Buste de Saint-Lambert. Trésor de la Cathédrale de Liège
Ci-dessous : Statue équestre de Charlemagne à Liège

Sous l'influence des Carolingiens, un nouveau foyer de pouvoir centré sur Cologne, Liège, Aix, Nimègue se développa en Austrasie. À cette époque, la cour était itinérante ; la capitale du royaume était là où était la cour. Herstal fut l'une des résidences de prédilection de Charlemagne entre 771 et 7845. Elle fut alors un lieu politique de premier ordre et se vit rehaussée du prestigieux passage de quelques grands de l'époque. C'est là que Charlemagne délivra, en mars 779, le premier capitulaire de son règne. Le roi des Francs fêta Pâques à Saint-Lambert, à Liège en 770. Il passa quatre hivers à Herstal et y fit quelques brèves apparitions entre deux expéditions. Il y célébra quatre fois Noël (772, 776, 778, 783) et cinq fois Pâques (771, 772, 773, 779, 784). De toute évidence, Charlemagne était attaché à nos régions. La plus belle preuve de cet attachement pourrait bien être le transfert du siège épiscopal de Tongres-Maastricht à Liège dans le courant de la seconde moitié du 8e siècle ; Jean-Louis Kupper a émis la séduisante hypothèse que Charlemagne ait pris la décision de ce transfert à l'apogée du palais de Herstal, soit à l'époque où le roi venait fréquemment dans nos régions, entre 771 et 7846. Le roi s'éloigna de la vallée mosane quand se multiplièrent les campagnes militaires en Saxe. Il privilégia alors les séjours dans l'Est du royaume : Nimègue, Ingelheim, Worms, Francfort. Charlemagne pourrait ne plus être revenu en bord de Meuse après 7847. Toutefois, on constate, qu'à l'heure de choisir une résidence pour ses vieux jours, il élut domicile à Aix-la-Chapelle, à 35 km de Liège. Charlemagne souffrait de la goutte et Aix était réputée pour ses eaux thermales. Par ce choix, tout en s'éloignant de Liège, il resta fidèle au diocèse mosan et à sa région.

Magasin

L'attachement des Pippinides et Carolingiens à Liège est, de toute évidence, étroitement lié au martyre et au développement du culte de saint Lambert. Sous l'impulsion de ce lignage, la villa rurale épiscopale de Liège s'est chargée de sacralité dans le courant du 8e siècle, ce qui lui a permis de s'imposer peu à peu en tant que centre névralgique du pouvoir politique et religieux de la vallée mosane. Toutefois, à aucun moment, Charlemagne ne semble avoir songé à ériger Liège au rang de métropole ecclésiastique. Au contraire, au début du 9e siècle, il soumit l'évêque de Liège à l'autorité de l'archevêque de Cologne. Il faut, par conséquent, admettre que si le roi devenu empereur a favorisé le développement de Liège, il l'a fait au même titre que d'autres diocèses de l'empire dans le cadre de sa vaste réforme de l'Église. L'attachement que les Liégeois n'ont eu de cesse de porter au grand empereur serait-il moins tributaire de l'action personnelle de Charlemagne que de la volonté des Liégeois eux-mêmes de faire remonter leurs traditions et privilèges à Charlemagne pour leur conférer une plus grande validité par l'autorité du passé ?

Photo © J. Renier

 




2 Fl. Close, « Charlemagne et Liège. Légendes, histoire, perspectives nouvelles », in Bulletin de la Société Royale « Le Vieux-Liège », n° 328 (t. XV, n°17), janvier-mars 2010, p. 471-485. 
3Davantage que la fréquence de l'anthroponyme Pépin au sein du lignage, c'est le rôle majeur joué par Pépin Ier dit « le Vieux » (ou chez nous « de Landen ») et Pépin II dit « le Jeune » (ou, chez nous, « de Herstal ») qui a valu à la grande famille des maires du palais d'Austrasie du viie siècle d'être désignée du nom de Pippinides. Dans un second temps, Charles Martel puis, surtout, son petit-fils Charlemagne [Carolus] ont donné leur nom aux plus jeunes générations : les Carolingiens.
4Charles Martel y séjourna en 723. Ce fait est attesté par la délivrance d'un diplôme daté du 1er janvier 723. La question de savoir si ce domaine faisait alors partie du patrimoine familial des Pippinides ou s'il n'était qu'une partie du fisc royal demeure débattue.
5De nouvelles résidences royales s'implantèrent à la même époque à Francfort, Ingelheim et Paderborn. Les palais mérovingiens et les résidences bavaroises et lombardes telles que Soissons, Paris, Chelles, Compiègne et Berny-rivère, Ratisbonne et Pavie furent conservés. Les domaines ruraux d'Attigny, de Ponthion, d'Herstal, de Thionville et, dans un premier temps, d'Aix étaient des résidences administratives, des domaines de chasses. 
6J.-L. Kupper, « Saint Lambert. De l'histoire à la légende »,(Feuillets de la cathédrale de Liège, n° 9), Liège, Fondation Saint-Lambert, s.d,. p. 8.
7Des séjours réguliers des souverains carolingiens sont attestés à Herstal entre 723 et 920, soit durant les deux siècles de splendeurs de la dynastie carolingienne.

 

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