Charlemagne, Tchantchès et Liège

Tchantchès et Charlemagne

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Nul ne s'est probablement autant penché sur la place de Charlemagne dans la mémoire collective et populaire liégeoise que le philologue liégeois Maurice Piron (1914-1986). Ce dernier présenta en 1938, en la salle académique de l'Université de Liège, les conclusions provisoires de l'enquête qu'il menait alors sur l'évolution du personnage de Tchantchès dans la tradition liégeoise. En 1944, il remporta le concours annuel de la classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l'Académie royale de Belgique en apportant une réponse remarquable à la première question : « on demande une étude sur un type populaire dans le folklore et la littérature de Belgique ». Le grand empereur carolingien figurait en bonne place au sein de l'ouvrage. Poursuivant ses recherches, M. Piron trancha avec force et conviction la question alors très débattue des origines du théâtre de marionnettes liégeoises – ces fantoches de bois manipulés par une simple tringle attachée au sommet du crâne : elles ne sont pas antérieures à la seconde moitié du 19e siècle. En tant que spécialiste des littératures dialectales d'oïl, il fut notamment amené à affiner, au fil de sa carrière, sa réflexion sur la place de l'épopée carolingienne dans les traditions populaires liégeoises. Aujourd'hui encore, ses travaux demeurent la référence dans le domaine de l'histoire des marionnettes et des traditions liégeoises. Aussi, lui emprunterai-je l'essentiel du propos qui va suivre, invitant le lecteur intéressé à se plonger dans ces très agréables travaux.

Photo © L. Mahin

Les traditions relatives à Charlemagne se sont particulièrement ancrées dans les lieux qui ont revendiqué son berceau. Elles doivent énormément à l'imagination féconde de quelques clercs médiévaux. En ce qui concerne les origines fabuleuses de Liège, on retiendra, parmi beaucoup d'autres chroniques du même genre, la généalogie des ducs de Brabant. Celle-ci fut établie, dans le courant du 13e siècle, par quelques moines anonymes de la communauté monastique d'Affligem désireux de rattacher leurs seigneurs territoriaux à la prestigieuse dynastie des Carolingiens et, au-delà, par les Mérovingiens, au mythique roi troyen Priam8.

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Ces reconstructions du passé, fréquentes à l'époque, seraient vraisemblablement tombées dans l'oubli si elles n'avaient gagné l'attention du célèbre chroniqueur liégeois Jean d'Outremeuse (1338-1400). Celui-ci raviva, de sa plume, le genre épique, en rédigeant une longue chronique universelle, Ly mireur des histors, centrée sur le personnage d'Ogier le Danois. Le chroniqueur promut, dans son œuvre, ce héros de la chanson de geste au rang de proche parent de Charlemagne et, de là, eu égard à ses attaches au pays mosan, l'imposa comme le héros civilisateur de Liège. Légende épique et histoire carolingienne se trouvèrent, dès lors et pour longtemps, étroitement entremêlées9. Jean d'Outremeuse offrit ainsi aux Liégeois avides de leur histoire,  un prestigieux et glorieux passé truffé de grossières mais non moins exquises erreurs et supercheries qui ne furent dénoncées qu'à l'aube du 20e siècle par Godefroid Kurth. Entretemps, dans l'élan tant patriotique que folklorique passionné de la seconde moitié du 19e siècle, l'empereur franc avait trouvé sa place dans les théâtres de marionnettes et Liège avait accueilli dans le square d'Avroy la statue équestre de son plus noble fils.

Dès l'introduction du théâtre de marionnettes liégeoises, les montreurs eurent à cœur de partager avec leur public, très majoritairement ouvrier et illettré, les plus belles pages des légendes et romans épiques, drames historiques et autres contes de la « bibliothèque bleue », truffées de délicieux anachronismes, de même qu'en période de fête, les principaux récits bibliques inspirés des apocryphes. Les romans de chevalerie étaient particulièrement appréciés mais, entre tous, le cycle de Charlemagne demeurait le préféré. Cherchant à expliquer le formidable succès du plus grand des Carolingiens dans les théâtres liégeois, M. Piron suggéra – fort justement, je pense – qu'il tenait au fait qu'on croyait alors sincèrement que Charlemagne était né à Liège. Et bientôt, surfant sur la vague du romantisme en quête des pères fondateurs de la cité ardente, les montreurs cédèrent à un vrai Liégeois le second rôle polyvalent indispensable de valet de Charlemagne, d'homme du peuple et de régisseur, annonçant au public le sujet de la pièce et le remerciant de son attention avant de vanter le prochain spectacle.

 
 
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À gauche :Tchantchès et Nanèsse géants, lors des fêtes du 15-Août en Outremeuse. Photo © O. Tomsin
Au centre : les géants adoptés par les étudiants lors de la Saint-Nicolas 2000 devant l'Université.Photo © ULg -F. Denoël
À droite : Tchantchès portant la toge de baptême des étudiants. Photo © ULg -15e Jour

C'est alors qu'apparut Tchantchès ! Le plus célèbre de nos fantoches,  vêtu d'un sarrau bleu, coiffé d'une casquette de soie noire et chaussé de sabots de bois, portant autour du cou un foulard rouge. Formulant spontanément, dans un langage hybride, les réflexions de bons sens pratiques que lui suggéraient les événements du récit, l'acteur le plus cocasse, le plus amusant de la troupe, devint rapidement le préféré du public.

Tchantchès---Photo-Annick-L

Initialement atemporel, Tchantchès tendit peu à peu à s'inscrire dans l'Histoire... carolingienne. Les Liégeois apprirent ainsi un beau jour que Tchantchès était miraculeusement né le 25 août 760 entre deux pavés d'Outremeuse. Introduit par l'évêque Turpin à la cour carolingienne dans les années 770, il se lia d'amitié avec Roland, le neveu de Charlemagne. Les vrais Liégeois le savent, Tchantchès suivit la troupe en Espagne. Il était à Roncevaux en 778 ; il terrassa, par ses célèbres « coups de boules » plusieurs milliers de Sarrasins avant de s'assoupir ; cette sieste fut fatale à Roland10. Tchantchès était aux côtés de Charlemagne lors du siège de Saragosse et fut le premier à franchir les murailles de la ville. De retour de la campagne espagnole, inconsolable de la mort de Roland, il quitta la cour d'Aix pour s'en retourner à Liège. Après une franche ripaille, il mourut de la grippe espagnole, à l'âge de 40 ans et fut enterré à l'endroit même où s'élève son monument, place de l'Yser11.

Au gré d'incessantes transformations, Tchantchès se forgea une personnalité bien trempée. La poupée devint « un être fictif doué d'une existence littéraire12 ». Enfant du pays et ami de l'empereur – à une époque où, historiquement, Charles n'était encore que roi ! ,– il pouvait se permettre de tutoyer, parfois vulgairement, son souverain et n'hésitait pas à lui rappeler leurs origines hesbignonnes communes. C'est au théâtre que bon nombre de nos ancêtres ont acquis, avant l'instauration de l'instruction obligatoire, leur culture générale locale. Il n'en fallait probablement pas davantage pour inscrire, en lettres d'or, dans notre mémoire collective profondément marquée par la chronique de Jean d'Outremeuse le nom de Charlemagne comme le plus grand nom de Liège13... 

© Annick Lelièvre - Photoclub ULg Image

 

Florence Close
Juillet 2011

 

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Florence Close est Chargée de recherche FNRS (ULg) en histoire médiévale. Ses recherches portent sur le rapport entre le politique et le religieux au haut moyen âge.

 

Actuellement sous presse (Académie royale de Belgique) : In nomine sanctae et individuae trinitatis. Uniformiser la foi pour unifier le royaume franc : étude primée au concours annuel 2009 de la Classe des Lettres et des sciences morales et politiques de l'Académie Royale de Belgique.

 
De nombreuses références bibliographiques ont dû être supprimées de ce texte. L'auteur tient à la disposition du lecteur les sources de ses propos. 
 



8Genealogia illustrissimorum ducum Lotharingie et Brabantie, prosapia scilicet Karoli Magni. Genealogia ducum Brabantiae ampliata, éd. J. Heller, in MGH SS, t. 25, Hanovre, 1880, p. 392-399. C'est dans cette généalogie qu'apparaissent, pour la première fois, les qualificatifs fantaisistes « de Landen » et « de Herstal » attribués aux premiers Pépins. Cf. Fl. Close, « Charlemagne et Liège », p. 475-479. Qualifier Pépin II « de Jupille » n'a pas davantage de sens à moins de prendre en considération, avec toute la prudence qui s'impose, non son lieu de naissance mais de décès. En effet, Pépin II tomba malade à Jupille en 714. De cette information extraite des continuations de la chronique de Frédégaire (c. 7), certains ont déduit que Pépin II y serait décédé.
9En faisant remonter l'origine de Liège à l'époque carolingienne, le chroniqueur liégeois élevait sa cité au même rang que d'autres grandes villes impériales, Aix et Cologne.
10Indépendamment de Tchantchès, l'attachement des Liégeois à l'histoire de Roncevaux a été longtemps entretenu grâce une tradition populaire médiévale tardive selon laquelle l'épée de Roland fut rapportée à Liège et suspendue dans l'une des églises de la cité, malheureusement non mentionnée.
11J. Bosly, « L'unique, véritable et vraie légende de Tchantchès », in Li vrê lîve d'a Tchantchès. Légende, folklore et marionnettes, Liège, Noir dessin production, 1997, p. 8-40, [en ligne].
12 M. Piron, Tchantchès et son évolution dans la tradition liégeoise [Texte imprimé] : histoire d'un type populaire, rééd. Bruxelles, Libro-sciences, 1988 [1re édition :, Bruxelles, Palais des Académies, 1950 (Mémoires Académie royale de Belgique, Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques. t. 45, fasc. 4)]                  
13Cette idée a récemment rejailli comme un leitmotiv dans les plaidoyers de quelques Liégeois favorables à l'appellation « Liège-Charlemagne » pour la gare de Calatrava. Cf. Fl. Close, « Charlemagne et Liège », p. 472-473.

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