Multilinguisme dans l'Antiquité gréco-romaine

 In quo primum linguarum diuersitas hominem alienat ab homine
« Et d'abord la diversité des langues y fait l'homme étranger à l'homme »
(Saint Augustin, Cité de Dieu, XIX, 7)

Le monde gréco-romain ne s'est guère intéressé aux langues étrangères, considérées comme des parlers barbares sans intérêt. La Grèce est un monobloc linguistique fermé et assez imperméable aux langues des autres.  Malgré cette attitude générale d'autosuffisance linguistique, certains Grecs s'intéresseront aux parlers périphériques : la langue des Perses,  des Scythes, des Égyptiens... Chez les Romains, la situation est un peu différente. À Rome, cité cosmopolite, on parle de nombreuses langues, même si les Romains ne les comprennent sans doute pas et ne cherchent pas à les comprendre. Ce sera le christianisme qui brisera la barrière qui sépare le monde gréco-romain des langues des autres peuples. La nécessité de diffuser le message évangélique auprès de nations qui ne parlent ni le grec, ni le latin obligera les premiers chrétiens à apprendre des langues étrangères et à s'en servir activement.

Dans le monde d'aujourd'hui, le multilinguisme1 est la règle et l'unilinguisme l'exception. Dans l'Antiquité gréco-romaine, c'est l'inverse qui est vrai. On ne trouve pas chez les Grecs un mythe comparable à celui de la Tour de Babel, dans le livre de la Genèse (11, 1-9), qui donne son titre au monumental ouvrage d'Arno Borst, Der Turmbau von Babel. Geschichte der Meinungen über Ursprung und Vielfalt der Sprachen und Völker, 4 tomes en 6 vol., Stuttgart (1957-1963). Alors qu'ils se sont montrés très curieux envers les coutumes des autres peuples, pour ce qui regarde les langues étrangères, les Grecs ont limité leurs enquêtes à l'origine du langage et n'ont guère éprouvé de la curiosité que pour les mots exotiques, pas pour le système des parlers étrangers.

On trouve des anthroponymes mèdes et perses chez Eschyle, Hérodote, Thucydide et Xénophon. Hérodote cite un grand nombre de termes appartenant à diverses langues étrangères (perse, assyrien, arabe, phrygien, scythe, égyptien, libyen) avec le souci de trouver un équivalent en grec. Dans les Deipnosophistes, Athénée de Naucratis (début du 3e s. apr. J.-C.) manifeste un intérêt non seulement pour le grec et ses variantes dialectales, mais aussi pour les langues étrangères, en particulier la langue des Perses. On chercherait pourtant en vain dans les œuvres grecques et latines une description, même sommaire, des structures d'une langue étrangère. C'est que, pour les Grecs, tous les autres peuples étaient des barbaroi, c'est-à-dire des « balbutiants », parlant un langage assimilable au babil des oiseaux (Hérodote, II, 57). Ils étaient presque « privés de langue », selon une assimilation faite par Héraclès dans les Trachiniennes de Sophocle (v. 1060). Les étrangers ne parlaient pas, mais faisaient barbarbarbarbar. Les mots étrangers font rire les Grecs, comme le montrent les vocables lydiens et phrygiens que le poète Hipponax d'Éphèse (vers 540) a insérés à dessein dans ses iambes pour obtenir un effet comique. Aristophane fera de même. Dans ses comédies, la diversité linguistique devient un jeu littéraire, comme chez Rabelais ou Molière : tantôt le comique athénien fait parler aux étrangers un langage totalement incompréhensible, tantôt il leur prête un grec incorrect, tantôt il met dans leur bouche d'authentiques phrases étrangères. La scène la plus connue se trouve dans les Thesmophories, où un archer scythe s'exprime, pendant environ 70 vers, dans une langue mi-scythe, mi-attique. Une telle conception passa chez les Romains, qui eux aussi regardèrent avec un certain dédain la langue des autres, à l'exception du grec, qui fut la langue de culture de la bonne société romaine. Aux yeux des Grecs, ce sont les barbares qui devaient apprendre le grec s'ils voulaient entrer en contact avec le monde hellénique, non le contraire. Au 5e s., peu de Grecs connaissent le perse, mais beaucoup de Perses connaissent le grec.

trilingual

Toutes ces raisons expliquent pourquoi les polyglottes sont cités comme des exceptions dans l'Antiquité. L'adjectif πολύγλωσσος (polyglôssos, « qui parle plusieurs langues » ) n'apparaît que tardivement, tandis que le substantif πολυγλωσσία (polyglôssia) ne se rencontre que très tardivement. Traitant de la mémoire, Quintilien (XI, 2, 50) cite quelques exemples de δίγλωσσοι (diglôssoi), des personnages connaissant le grec et une langue barbare : Thémistocle, qui, en un an (en 465 av. J.-C.), avait appris le perse, sans doute pour accroître son influence à la cour d'Artaxerxès, Mithridate VI Eupator, qui connaissait vingt-deux langues2, et Crassus le Riche (P. Licinius Crassus Dives Mucianus, consul en 131 av. J.-C.), qui, gouvernant l'Asie, se familiarisa avec cinq dialectes grecs différents au point qu'il rendait la justice dans celui-là même où la plainte avait été déposée. Ce sont là des exceptions. Rarissimes sont les véritables polyglottes – c'est-à-dire ceux qui ont assimilé assez parfaitement leur langue maternelle et une autre langue pour être reconnus par les locuteurs de l'une ou de l'autre comme des leurs. La tradition prête cette capacité exceptionnelle à la grande reine Cléopâtre, capable, dit-on, de converser sans interprète avec tous les peuples de son Empire. Même si peu de Grecs maîtrisent des langues autres que la leur, la conscience de la diversité linguistique existe, sans doute déjà dans la Grèce archaïque. Elle se marque toutefois plus nettement à l'époque impériale. Pline l'Ancien mentionne la bigarrure linguistique de la région de Dioscurias, dans le Caucase, et rapporte que les régions nord-orientales de l'Anatolie comptent un nombre infini de langues ou dialectes, 130 selon lui (VI, 15), 70 selon Strabon (XII, 3, 9).

Les réflexions sur les causes de la diversité linguistique, qui ne commencent pas, en Grèce, avant l'atomiste Démocrite (470/460-380/370 av. J.-C.), conduiront à des spéculations sur le nombre de langues parlées sur terre ou à des visions utopistes sur la langue unique. Philon d'Alexandrie (1re moitié du 1er s. apr. J.-C.) compte des milliers de parlers après Babel (de confusione linguarum, 9, 4), Irénée de Lyon (Aduersus haereses, III, 22, 3), évêque de Lyon en 178 apr. J.-C., fait correspondre le nombre de peuples et langues sur terre au nombre de traducteurs légendaires de la Bible à Alexandrie (72, 6 par tribu d'Israël), selon la légende telle que la raconte la Lettre d'Aristée à Philocrate. Au 2e s. apr. J.-C., Lucien (Deorum concilium,  7, 9 ; Juppiter Tragoedus, 13) évoque la diversité linguistique chez les dieux, reflet de celle qui existe chez les hommes. Dans Isis et Osiris (47), Plutarque (vers 46-120 apr. J.-C.) imagine qu'à la fin des temps le monde sera une société d'hommes heureux qui parleront tous la même langue – il ne dit pas laquelle : sans doute le grec. Au 5e s. apr. J.-C., la même idée est exprimée par le chrétien Théodoret de Cyr (Ad I Cor. 14, 8, 254), pour qui il n'y aura plus au Paradis de différence linguistique. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu (XIX, 7), critique l'impérialisme linguistique des Romains (imperiosa ciuitas... linguam suam domitis gentibus imponit « une cité faite pour l'empire... a imposé sa langue aux nations domptées ») et considère que la diversité des langues est la cause la plus importante de l'éloignement des hommes entre eux.


 

1 Le terme ‘multilinguisme', comme l'allemand Vielsprachigkeit, désigne le caractère multilingue d'une société, tandis que le terme ‘plurilinguisme', comme l'allemand Mehrsprachigkeit, doit plutôt être réservé à la capacité d'un individu à parler plusieurs langues.
2 Pline l'Ancien, XXV, 3, 2 ; Aulu-Gelle, XVII, 17.

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