Multilinguisme dans l'Antiquité gréco-romaine

Rome

Le latin fait partie des langues que les Grecs considèrent avec dédain, même si une théorie très en vogue à Rome depuis l'époque de Sylla jusqu'au règne de Claude, mais dont la genèse reste assez obscure, tentait de démontrer l'origine grecque – en particulier éolienne – de la langue de Rome. Quoi qu'il en soit, Rome est une ville plurilingue et pluriethnique. Dès l'origine, c'est une cité caractérisée par le mélange des langues et des cultures. À la fin de la République et au début de l'Empire, Rome est perçue comme une cité qui comporte plusieurs communautés étrangères de langue grecque, d'Égypte, de Syrie, d'Asie Mineure ou de Palestine : Roma est ciuitas ex nationum conuentu constituta Rome est une cité constituée d'une convergence de peuples ») dit Quintus Cicéron (Commentariolum petitionis, 54). L'importance des populations étrangères conduira certains auteurs à manifester leur agacement devant cet envahissement : non possum ferre, Quirites, Graecam urbem  je ne puis supporter, Quirites, une ville grecque »), s'écrie Juvénal (3, 60). Sur les murs de Pompéi, des graffitis rédigés en safaïtique, un dialecte d'Arabie du Nord, témoignent de la présence de bédouins. Des langues celtiques et germaniques, africaines et asiatiques avaient leur place naturelle non seulement dans l'Empire romain, mais aussi dans la capitale même. Rome est une cité babélique. Le latin est entré en contact avec un nombre élevé de langues : osque, ombrien, vénète, messapien, étrusque, celte (gaulois), punique, libyen (berbère), araméen, hébreu, germanique, langues de l'Espagne, égyptien, gète et sarmate, thrace. Toutes ces langues minoritaires n'avaient ni le poids démographique ni le prestige suffisants pour concurrencer sérieusement le latin et, a fortiori, le grec. Les langues périphériques de l'Empire n'avaient pas droit à un statut reconnu. Dans son exil sur la mer Noire, Ovide considère comme sots les Gètes et les Sarmates qui ne comprennent pas sa langue et qui lui donnent l'impression d'être un « barbare incompris »3. L'idée que les barbares puissent lire ses poésies lui paraît absurde.

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Inscription bilingue en latin et punique à Leptis Magna (Lybie actuelle). CC BY NC SA Sebastia Giralt

Lors de leurs expéditions militaires, les Romains ont eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer des allophones, en particulier des Carthaginois et des Gaulois. Les généraux romains ont utilisé comme interprètes des Romains qui avaient été prisonniers de guerre ou des étrangers. Tite-Live (XVII, 43, 5) mentionne une lettre, rédigée en punique, d'Hasdrubal à son frère Hannibal, combattant en Italie, tombée entre les mains des Romains. Elle fut déchiffrée avec difficulté par un interprète du consul. César (Guerre des Gaules, I, 19, 3) parle d'une conversation, en 58, avec Diviciacus, le chef des Héduens, par l'entremise des interprètes habituels (cottidiani interpretes « interprètes de tous les jours »). Pour s'entretenir avec les dignitaires gaulois, le général romain avait comme intermédiaire C. Valerius Troucillus, un gaulois romanisé (Guerre des Gaules, I, 47, 4), qu'Arioviste avait fait enchaîner en 58.  À Rome aussi des interprètes sont opérationnels. Au Sénat, il y a toujours bien quelqu'un qui demande l'intervention d'un interprète, dit Cicéron (De finιbus, V, 89), afin de respecter la règle rappelée par Valère Maxime (II, 2, 2) selon laquelle les magistrats ne devaient jamais répondre aux demandes des Grecs que par une décision rédigée en latin. Pline l'Ancien (VI, 84-85) mentionne une ambassade envoyée de Ceylan à l'empereur Claude, qui utilisa comme interprète un affranchi romain qui avait appris, en six mois, la langue de l'île à la faveur d'un voyage d'affaires. Des interprètes sont particulièrement nombreux en Anatolie orientale et aux confins du Caucase, régions qui comptaient un nombre infini de langues ou dialectes (Pline l'Ancien, VI, 16).

Les premiers chrétiens

Les auteurs chrétiens s'intéressent à la question des langues à la faveur du commentaire  de textes bibliques : le passage de la Genèse (2, 20) où le premier locuteur, Adam, donne un nom à tous les animaux domestiques et sauvages et aux oiseaux, la Tour de Babel (Gen., 11), et, dans le Nouveau Testament, le miracle de la glossolalie le jour de la Pentecôte dans les Actes des Apôtres (2, 6) ainsi que le chapitre 14 de la première lettre aux Corinthiens de Paul. La querelle entre les représentants de l'origine naturelle (φύσει, physei, « par nature ») ou conventionnelle (θέσει, thesei, « par convention ») du langage se poursuit. Dans le livre II de son apologie contre le néoplatonicien et arien Eunome, qui penchait pour l'interprétation mystique de l'origine de la langue, Grégoire de Nysse (4e s. apr. J.-C.) considère la langue comme une création humaine et donne à l'homme le droit d'utiliser ses compétences linguistiques en vue de la création de nouveaux mots. Si le mythe de la Tour de Babel a inspiré tout un traité à Philon d'Alexandrie, le De confusione linguarum  sur la confusion des langues »), où il prône la connaissance des langues comme moyen d'éviter les guerres (12), les commentaires au miracle du don des langues montrent le changement qui s'est opéré en même temps que la diffusion du christianisme dans le monde grec dans la façon de traiter le lien entre langues barbares et langue grecque. C'est surtout chez les Pères du 4e s. que l'on trouve des passages qui considèrent la langue comme un des liens les plus importants de la société humaine permettant la fonction sociale et l'activité de cette société, selon la définition que donnait déjà Cicéron dans le De legibus (I, 7, 2) : lingua, qua maxime homines coniunguntur  la langue, par laquelle les hommes sont le plus liés »). Dans la Praeparatio evangelica (I, 5, 10), Eusèbe de Césarée (vers 260-339) doit répondre au reproche qui consiste à dire que les Grecs chrétiens se sont liés dans le christianisme avec différents peuples et qu'ils ont repris leur doctrine de livres juifs. Cette apologie montre combien le passage de l'hellénocentrisme vers une pensée universelle plus ouverte était difficile et combien peu adaptée à la pensée grecque était l'idée que, à côté des Grecs et des barbares, il y avait place pour une troisième catégorie.

Le onzième verset du chapitre 14 de la première lettre aux Corinthiens de Paul, où l'apôtre évoque l'esprit missionnaire qui l'anime, a aussi donné lieu à des commentaires sur la diversité linguistique : « Si j'ignore la valeur du son, je serai un barbare pour celui qui parle, et celui qui parle sera un barbare pour moi ». La mission apostolique peut réussir seulement dans une langue compréhensible des barbares. Origène d'Alexandrie, vers 185-254, était aussi persuadé que « si Platon avait voulu aider par de saines doctrines ceux qui parlent l'égyptien ou le syrien, il aurait pris soin d'avance, étant Grec, d'apprendre les langues de ses auditeurs et, selon l'expression des Grecs, de parler barbare pour rendre meilleurs les Égyptiens et les Syriens, plutôt que de ne pouvoir, restant Grec, rien dire d'utile aux Égyptiens et aux Syriens » (Contre Celse, VII, 60, 2)4.

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Le multilinguisme est un phénomène de grande ampleur qui se fait jour dans la majorité des sociétés, même dans les pays et les régions dans lesquelles une tendance marquée au monolinguisme semble l'emporter. Tel est le cas de la Grèce, qui a longtemps constitué, sur le plan linguistique, un monobloc imperméable. Après un monde homérique unilingue, les Grecs prennent conscience de la diversité linguistique qui les entoure, notamment à la faveur du contact avec les Perses. Hérodote est un des premiers à se faire l'écho de cette expérience nouvelle. Attentif aux parlers étrangers qui entourent le monde grec, le Père de l'Histoire accorde aussi une importance à la différenciation dialectale à l'intérieur de la Grèce. Les Grecs se rendent compte qu'ils peuvent eux-mêmes devenir des barbares pour ceux qu'ils appellent barbares. À Abu Simbel, au 6e s. av JC, des mercenaires grecs de Psammétique II ont inscrit ἀλλόγλωσσος (alloglôssos, « qui parle une autre langue ») sur la jambe du colosse de Ramsès II. L'expérience de l'alloglossie passe dans la littérature, où elle devient même un jeu littéraire, révélateur d'une réalité dont les Grecs sont de plus en plus conscients. On ne peut parodier que ce que le public connaît bien. Malgré l'ouverture consécutive aux conquêtes d'Alexandre, le préjugé défavorable des Grecs vis-à-vis des langues étrangères aura la vie longue. Ce n'est pas sans difficulté que les Grecs finiront par reconnaître au latin un statut différent de celui des autres langues. La diffusion du christianisme dans l'Empire de Rome et au delà contribua, dans une large mesure, à l'ouverture vers les langues autres que le grec et le latin, mais ce changement de perspective n'aura lieu qu'à la fin de l'Antiquité au prix d'une extirpation difficile de préjugés profondément enracinés dans les mentalités.

Bruno Rochette
Janvier 2012

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Bruno Rochette enseigne les langues et littératures classiques à l’ULg. Ses recherches portent principalement sur le bilinguisme gréco-latin. Il s’intéresse aussi à la traduction du grec en latin et du latin en grec.  


 

3 Tristes, III, 14, 43-50 ; IV, 1, 93-94 ; V, 2, 67 ; 7, 51-64 ; 10, 35-38 ; 12, 55-58.
4 Trad. de M. Borret (SC, 147).

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