Multilinguisme dans l'Antiquité gréco-romaine

La Grèce

Relief funéraire de Palmyre représentant un dénommé Marcus, colon à Bérytos ;
inscription bilingue en grec et en palmyrénien.
Calcaire, fin du IIe siècle-début du IIIe siècle ap. J.-C. 
Palmyrenian relief Louvre AO1556

Les grands voyageurs grecs comme Hérodote, Hécatée, Pausanias et Mégasthène ressentent peu le besoin d'apprendre la langue des pays qu'ils visitent, car ils considèrent que la langue grecque est suffisante ou ils espèrent trouver sur place des interprètes qui connaissent la langue grecque. En Égypte, un ἑρμηνεύς (hermeneus, « traducteur ») prétend traduire pour Hérodote une inscription gravée sur le revêtement de la grande pyramide de Chéops (Hérodote, II, 125). Le pharaon Psammétique I avait mis en place une équipe de traducteurs : il avait confié des enfants égyptiens aux soins de colons d'Ionie et de Carie pour qu'ils apprennent le grec. Ces enfants étaient destinés à devenir interprètes, une des sept catégories professionnelles reconnues en Égypte (Hérodote, II, 154). Hérodote est le premier auteur grec à manifester un intérêt réel pour les langues étrangères. Le barbare devient en quelque sorte le protagoniste de son œuvre. Le Père de l'Histoire est attentif aux différences linguistiques, que ce soit à l'intérieur du monde grec, c'est-à-dire les variantes dialectales, ou dans les rapports des Grecs avec les barbares. Nous trouvons chez lui ce que les théoriciens du bilinguisme appellent des interférences situationnelles. Dans un même espace, voire dans une même situation de communication, deux langues sont employées conjointement. Les besoins de la communication entraînent le recours à un interprète : c'est l'interprète qui représente le lieu d'intersection entre les deux langues et de transfert de l'une à l'autre. L'épisode le plus connu qui correspond à ce schéma est l'entrevue de Cyrus et de Crésus, sur le bûcher, qui prononce par trois fois le nom de Solon (I, 86).

Certains passages d'Hérodote retracent les phases successives du processus d'apprentissage d'une langue étrangère par un groupe ou un peuple, comme les Amazones, qui apprennent la langue des Scythes. Dans l'épisode des Amazones (IV, 114), la transmission de la langue se fait par la mère, ce qui explique que les Sauromates parlent le scythe en faisant des solécismes (IV, 117), puisque les Amazones ne l'avaient jamais appris correctement, bien qu'elles le comprissent. Hérodote mentionne aussi le cas du Scythe Skylès, fils du roi Ariapeithès, né d'une femme d'Istria. Sa mère lui avait appris elle-même la langue et les lettres grecques (IV, 78), ce qui irrita les Scythes au point qu'il fut assassiné sur ordre de son frère, Octamasadès, parce qu'il était trop tourné vers les moeurs grecques du fait de l'éducation qu'il avait reçue et n'avait aucun goût pour la vie à la mode scythique.

Stèle funéraire dite "des sidoniens"
avec inscription bilingue en phénicien et en grec 
stelesidoniens

D'autres passages mettent l'accent sur l'intérêt presque scientifique pour l'apprentissage de la langue : l'épisode de Psammétique, dont l'intention est de comprendre si la langue égyptienne est plus ou moins ancienne que la langue phrygienne. Loin de regarder les barbares avec indifférence, Hérodote est un esprit curieux qui s'efforce de mieux les connaître. Il propose des traductions grecques de mots étrangers et fait preuve d'un intérêt presque philologique pour ces vocables. Tel peuple appelle telle chose de telle façon, telle chose porte tel nom dans tel pays ou encore tel mot veut dire telle chose. L'intérêt d'Hérodote pour les mots étrangers et pour l'origine du langage reflète un débat qui traverse tout le 5e s. : la question de l'origine des noms, établis par convention ou par nature, qui sera traitée de façon approfondie dans le Cratyle de Platon. Platon cite des βαρβαρικὰ ὀνόματα (barbarika onomata, « mots barbares »), des mots anciens dont il n'arrive pas à trouver l'étymologie, comme πῦρ (pyr, « feu »), ὕδωρ (hydôr, « eau »), κύων (kyôn, « chien ») (421c). L'absence de confrontation de la langue grecque avec les langues étrangères est compensée par des considérations sur le problème de l'origine du langage, sur le rapport des mots et des objets ainsi que sur le sens et la correction des mots. Comme Hésiode et Gorgias, Hérodote partage l'idée que l'étymologie du mot met en lumière la nature profonde de ce qu'il désigne, surtout en ce qui concerne les dieux. Les « traductions » et les gloses d'Hérodote impliquent qu'il analyse les mots composés grecs comme tels, mais encore qu'il pense que les principes de composition des mots sont les mêmes dans les autres langues qu'en grec. Un seul exemple illustrera ce procédé. Il concerne les Arimaspes (IV, 27). Hérodote donne une définition de μονοφθάλμους (monophthalmous, adjectif + nom « unique oeil »), puis ajoute « nous les appelons en Scythe Arimaspes » et glose (séquence adjectif + nom) : ἄριμα γὰρ ἕν καλέουσι Σκύθαι, σποῦ δὲ ὀφθαλμόν (arima gar hen kaleousi Skythai, spou de ophthalmon) – « Les Scythes disent arima pour un et spou pour œil. » Hérodote ne s'intéresse pas seulement aux langues extérieures à la Grèce. Il distingue aussi les dialectes grecs. Il dit que les Ioniens ne pratiquent pas tous la même langue. Il signale aussi l'origine phénicienne de l'alphabet (V, 58) et note que cet alphabet phénicien ressemble pour l'essentiel à l'alphabet ionien (V, 59), d'après ce qu'il a pu voir sur les trépieds dans le temple d'Apollon Isménios à Thèbes.

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