La mélodie de Roquentin ou l’alternative interculturelle de Jean-Paul Sartre

À la fin de La Nausée, Antoine Roquentin, le personnage de du roman de Sartre, écoute la musique jazz que distille un phonographe. Il renonce à sa biographie de Rollebon et fait désormais attention. Remarquons que le phonographe est ici un acteur métissé, incarnant tout à la fois la frénésie originelle prétendue du Nègre et la rationalité technicienne décrétée de l'Occidental. Le phonographe fait danser ou réfléchir indifféremment les uns et les autres, en fonction de la situation existentielle de chacun. Dans La Nausée, l'action du phonographe interpelle Roquentin ; il doit danser ou réfléchir à la situation du danseur. Il choisit le second élément de l'alternative : il choisit plutôt de ne pas totalement choisir ; il entreprend de « réfléchir »  cette mélodie. Et c'est dans cette réflexion pratique que transparaît l'enjeu interculturel de La Nausée, certes implicitement, mais de manière soutenue.

De l'existence

Roquentin décide de comprendre sa situation comme une option existentielle entre le comédien danseur et le philosophe sérieux. L'acteur historique qui danse et celui qui réfléchit, il veut vivre ces deux situations. Roquentin est conduit à une expérience ambiguë dans laquelle il parvient à suspecter un jeu dans l'engrenage du phonographe. À quoi conduit l'aiguille d'acier qui fait tourner le « monde » mélodique du phonographe ? Se pourrait-il que le phonographe joue malgré lui et contre lui ? Se pourrait-il en réalité que la beauté de la mélodie « dénonce » son capital de perversité ? que la main qui manipule l'aiguille soit une distraction opprimante visant à détourner l'attention de chacun par rapport à une entreprise en cours ?

 

fitzgerald

 

C'est une Négresse qui chante. Roquentin peut-il dès lors décider si la mélodie lui est seulement destinée ? Et si c'est le cas, ne se donne-t-elle pas pour un simple exercice de son ouïe hellène ? Peut-il vraiment choisir entre danser et écouter ? A-t-il même droit à ce choix ? Ne devrait-il pas au préalable exercer son goût ? Celui qui savoure la musique étant assis ne manque-t-il pas de la ressentir comme un envoûtement qui fait tressaillir sa sensibilité et ses souvenirs ? N'arrive-t-il pas qu'on danse en pleurant, ou, à l'inverse, qu'en regardant danser ou en écoutant chanter, on prenne conscience de la souffrance ? Et la souffrance, n'est-elle pas « une conscience entre les longs murs qui vont et qui ne reviendront jamais » ; une voix qui chante entre les murs un air de jazz1 ? Et cet air de Jazz, n'est-ce pas l'air de la bêtise humaine2 ? n'est-ce pas l'occasion qu'elle se manifeste avec le plus d'adresse, faisant presque jouir un décapité et dénonçant avec une sublime élégance un criminel ou un cannibale ? Pour comprendre le cours de l'histoire, ne doit-on pas développer « de très bonnes dispositions pour entendre un air de jazz » ?

On peut d'abord penser, comme Roquentin, que les arts, la musique notamment, ne servent qu'à égayer les imbéciles. Et, certes, pour les miséreux, les souffreteux et les opprimés, se complaire à conjurer sa condition par ce moyen est une illusion pernicieuse et contre-productive. Roquentin le fait pertinemment observer : 

Dire qu'il y a des imbéciles pour puiser des consolations dans les beaux-arts. Comme ma tante Bigeois : « Les Préludes de Chopin m'ont été d'un tel secours à la mort de ton pauvre oncle. » Et les salles de concert regorgent d'humiliés, d'offensés qui, les yeux clos, cherchent à transformer leurs pâles visages en antennes réceptrices. Ils se figurent que les sons captés coulent en eux, doux et nourrissants et que leurs souffrances deviennent musique, comme celles du jeune Werther ; ils croient que la beauté leur est compatissante. Les cons. 

La musique n'est-elle pas un exutoire aux profondeurs abyssales, offert à l'engloutissement de la violence, de la faim, de la soif, des viols, du vol, des crimes, des génocides, etc. ? Si Roquentin, ce blanc, ce bourgeois, ce futur parisien, est attiré par le disque « Some of these days, You will miss me honey », c'est qu'il ressent intérieurement le besoin injustifiable de se créer la dimension esthétique requise pour écouter un air de jazz. Il faut soi-même en ressentir la nécessité et ne point y être contraint, ni non plus s'arroger la mission terrestre d'incarner l'émotivité et la frénésie d'une mélodie. En revanche, entretenir la prétention de répandre ses fantasmes dans l'humanité entière entretient le ridicule, le racisme et – pis – conduit aux conflits.

Roquentin se rend compte qu'il perdait du temps en pensant la nausée dans l'abstrait, métaphysiquement. Il réalise surtout qu'il est demeuré un simple « ignare » : il ne sait rien de l'existence ; il ne connaît pas l'expérience de la douleur ou, plus exactement, il ne sait pas souffrir. Dans la souffrance, il y a quelque chose qui serre le cœur. Or sa grande souffrance est trop complaisante pour approcher de cette douleur vraie, « la petite douleur de diamant » qui s'échappe de la voix que distille le disque. Roquentin est ébloui par cette lanterne infernale :

Même pas ironique : elle tourne allégrement, tout occupé d'elle-même ; elle a tranché comme un faux la fade intimité du monde et maintenant elle tourne et nous tous, Madeleine, le gros homme, la patronne, moi-même et les tables, les baquettes, la glace tachée, les verres, nous tous qui nous abandonnions à l'existence, parce que nous étions entre nous, rien qu'entre nous, elle nous a surpris dans le débraillé, dans le laisser aller du quotidien : j'ai honte pour moi-même et pour ce qui existe devant elle.

Ces propos nous rappellent le ton que Sartre adoptera plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, dans ses préfaces aux Damnés de la terre, de Frantz Fanon, et à l'Anthologie de Senghor, lorsqu'il démontrera que la supériorité de Césaire et de Fanon par rapport à la négritude de René Maran et de Léopold Sédar Senghor est leur capacité à « traiter » les blancs, notamment les colons, comme autant d'objets du discours, leur révélant ainsi leurs limites constitutives et les introduisant de surcroît aux vertus interculturelles. À travers cet extrait, nous réalisons avec Roquentin que pour faire véritable l'expérience de la nausée, pour comprendre l'existence, il ne faut point se défaire de ses impuretés ; il faut renoncer à revêtir la grossière carapace des beaux sentiments. Le beau se donne comme un mixte pratique et non point comme une cohérence continuée dans les cieux esthétiques : il ne faut pas être compatissant. Aspirer à la pureté, faire l'ange, c'est reconnaître, comme Roquentin, qu'on est un pauvre type qui s'est trompé de monde.

 


 

1 Jean-Paul Sartre, Œuvres romanesques, M. Contat et M. Rybalka (eds), Paris, Gallimard, 1981, p. 202.
2 Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Jean-Paul  Sartre, Paris, Gallimard, 1981, p. 464. Au cours de ces entretiens avec Simone de Beauvoir, en 1974, Sartre confiait qu'à seize ans, c'est-à-dire en 1921, il avait en quelque sorte pris conscience de la bêtise humaine. L'actualité littéraire de l'époque était marquée par la sortie du premier roman nègre, Batouala, véritable roman nègre, dans lequel l'auteur, René Maran, fait le procès de la colonisation et montre aussi bien  les ressorts idéologiques de l'aliénation commune aux colonisés et aux agents coloniaux que le quotidien de crimes et de génocide qui sous-tendait l'entreprise coloniale.

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