La mélodie de Roquentin ou l’alternative interculturelle de Jean-Paul Sartre

La sortie sartrienne de l'imaginaire et le choix de l'interculturalité

Roquentin doit écouter chanter des humains ; il doit surtout noter le titre de la chanson dans son carnet, comme si, par ce moyen, il s'obligeait désormais à traduire le vécu existentiel de ses frères humains contemporains, au lieu de prospecter éternellement dans les cimetières où reposent les grands morts du passé. En quoi cette nouvelle disposition littéraire est-elle un analeptique qui le soustrait à l'engourdissement qui menaçait jusque-là de s'emparer de lui ?

Une autre espèce de livre, écrit Sartre. Je ne sais pas bien laquelle – mais il faudrait qu'on devine, derrière les mots imprimés derrière les pages, quelque chose qui n'existerait pas, qui serait au-dessus de l'existence. Une histoire, par exemple, comme il ne peut pas en arriver, une aventure. Il faudrait qu'elle soit belle et dure comme de l'acier et qu'elle fasse honte aux gens de leur existence. [...] Un livre. Un roman. Et il y aurait des gens qui liraient ce roman et qui diraient : « C'est Antoine Roquentin qui l'a écrit, c'était un type roux qui traînait dans les cafés », et ils penseraient à ma vie comme je pense à celle de cette négresse : comme à quelque chose de précieux et d'à moitié légendaire. Un livre. Naturellement, ça ne serait d'abord qu'un travail ennuyeux et fatigant, ça ne m'empêcherait pas d'exister ni de sentir que j'existe.

Avec La Nausée, Sartre en a assez de prendre des notes à propos d'un mort, M. de Rollebon : il doit désormais écrire le présent, c'est-à-dire traduire son expérience de la transcendance et sonder celle d'autrui en tant qu'il en est affecté. Sartre revendique désormais d'engager à une perspective historique nouvelle. Lui, cet individu roux, attend le train qui ne manquera pas d'arriver, bondé de paisibles passagers venant de tous les horizons. Pour mériter d'y prendre place, il faut savoir se défaire de sa barbarie de mammifère et s'arroger le droit de contester son époque. Dans ces conditions, sa situation et celle de ses contemporains, en tant qu'ils sont acteurs et victimes de la violence, de l'exploitation, de la torture et de toutes sortes de crimes, devraient nécessairement être transcendées en vue de l'avènement de l'interculturalité. Puisque « demain il pleuvra sur Bouville », il faut espérer le beau temps : 

Mais il viendrait bien un moment où le livre serait écrit, serait derrière moi et je pense qu'un peu de sa clarté tomberait sur mon passé. Alors peut-être que je pourrais, à travers lui, me rappeler ma vie sans répugnance. Peut-être qu'un jour, en pensant précisément à cette-ci, à cette heure morne où j'attends, le dos rond, qu'il soit temps de monter dans le train, peut-être que je sentirais mon cœur battre plus vite et que je me dirais : « C'est ce jour-là, à cette heure-là que tout a commencé. » Et j'arriverais - au passé, rien qu'au passé - à m'accepter.

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Roquentin s'irréalise sous nos yeux : il est désormais une fine gouttelette d'eau de pluie, celle-là même que les petits nègres ou les petits Indiens de Calcutta, courant sous la pluie, s'amuseront à capter de leur bouche affamée. Par sa disparition programmée, Roquentin rend possible ce beau temps. Son crépuscule est une double chute : c'est le sien propre et celui de l'exploitation et des massacres coloniaux et impérialistes : le premier disparaîtrait afin que le second fût possible. Par ce subterfuge, Sartre marque assez qu'il n'est ni proprement le personnage de ses écrits, ni le comédien infaillible que pourraient constituer un admirateur zélé ou un sartrologue idolâtre. Ainsi, par ses activités littéraires et politiques, Sartre arrête de jouer à Roquentin : la quiétude fade à quoi l'expérience de la nausée le disposait se trouble désormais des échos de ces chœurs, proches et lointains, qui chantent ou « composent » musicalement leurs gémissements et leurs ultimes spasmes de mourants, ce Juif et cette Négresse, par exemple, les acteurs de « Some of these days, You will miss me honey ». L'alternative est envisagée ; c'est le chantier de l'interculturalité : il faut construire la « Nouvelle Gare ».

Autrement dit, dans la mesure où il envisage sereinement la dimension historique d'avenir que représentent la compréhension et l'harmonie des races, il travaille à l'édification de cette postérité en la prévenant de ses infirmités et de ses errements personnels. Il s'estompe afin que des cultures métissées naissent de ses cendres grossières : il sera l'humus qui permettra cette moisson future de métis, où le Juif se débarrassera de sa pureté juive revendiquée pour s'infecter de la négritude, le Nègre de sa bonté usurpée pour réapprendre l'art de vaincre sans avoir raison, et l'Occidental raciste, devenu lucide grâce aux leçons de l'histoire du nazisme, réapprendra à relativiser tant ses prétentions à la supériorité raciale que la primitivité qu'il croyait identifier chez les autres peuples.  

L'expérience de Roquentin a convaincu Sartre quant à la nécessité d'être attentif à ce qui se passe et à ne point être distrait par les apitoiements et les discours humanitaires. Or, pour pouvoir exercer pleinement son attention, il lui faudrait mobiliser toutes les dimensions de la conscience, la raison et l'imagination ; il lui faudrait exercer son goût. Pour apprécier la beauté d'une orchestration musicale savante, par exemple, il lui faudrait une attention soutenue et un effort conséquent. Car une composition musicale est l'indication d'un chemin qui conduit à appréhender une liberté en situation, vivant ses contradictions propres comme autant d'aspirations existentielles communicables. Celui qui chante fait d'une pierre deux coups : d'une part il sollicite autrui dans sa sensibilité, afin qu'à travers son imagination il se transporte dans le drame qui s'est dévoyé en beau ; d'autre part, à travers la réflexivité que suscite sa mélodie, il rend possible une contamination pratique de son expérience transcendante. C'est qu'on n'écoute pas sans conséquence une belle composition musicale. L'amateur qui écoute, le chanteur qui déclame la mélodie et le danseur qui l'exécute, forment une « corporéité » nouvelle, au delà de leurs origines raciales et culturelles respectives ; ils se transforment en profondeur, suivant que les exigences esthétiques constitutives de la composition sont propres à édifier l'esprit ou à corrompre momentanément le bon sens - car il existe aussi des compositions musicales qui sollicitent les dispositions les plus grégaires de l'être humain, à savoir, ses impulsions de haine. L'ouïe d'Adolf Hitler trouvera ainsi sa grande satisfaction dans l'opéra de Richard Wagner.  

Pour sa part, Roquentin est confus parce qu'il en a assez de se trémousser dans les idées sans matière qu'imposent les exigences du travail monographique. Remarquons par ailleurs qu'il résiste désormais à se priver de la mélodie : il hésite à se lever : « Est-ce que je ne pourrais pas essayer...», rumine-t-il. Serait-il tenté de danser ? Qu'aurait-il fait s'il s'était levé ? Sait-il danser ? Un Blanc sait-il danser ? N'est-ce pas le propre de cette Négresse qui chante, ce « Diamant noir », là-bas, de l'autre côté du mur de l'atlantique ? La pensée s'encombre-t-elle de l'émotion ? Mais la conscience n'existe-t-elle pas que comme cette tension de sortie des murs, l'éparpillement ininterrompu sur « le mur brun, le long du réverbère ou là-bas dans la fumée du soir » ? Et le réverbère, n'est-ce pas la garantie d'un éclairage commun sur la rue sombre, celui des difformités et des qualités de chacun, Égyptien, Corse, Juif, Nègre, etc. ?

On comprend dès lors l'enjeu interculturel de La Nausée. À l'image de Roquentin, il ne faut pas d'abord suspecter autrui ; il faut prioritairement s'épier soi-même, s'éprouver, se comparer et se connaître : il faut se dénoncer à soi et aux autres. C'est la nouvelle approche, l'autre genre qu'initie Sartre à la fin de La Nausée. La transformation de notre monde, l'entreprise de démystification et de libération des citoyens qui sous-tend tout le projet littéraire et philosophique de Sartre n'est pas le propre des surhommes, des initiés, des génies ou de quelconques élus ; c'est le travail de tous, dans nos communautés respectives, au-delà des cercles restreints où nous sommes obligés de jouer la comédie pour survivre. C'est justement dans le but de ne plus être contraints de jouer des rôles liberticides et de vivre décemment que chacun de nous devrait revendiquer l'héritage de Sartre. Lorsqu'on ouvre un livre de Sartre il faut se souvenir de cet exergue où Sartre écrit : « C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu4. » Autrement dit, Jean-Paul Sartre, c'est un chemin ; ce n'est pas une recette.

Fridolin Nke
Décembre 2010

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 Fridolin Nke est doctorant à l'ULg et enseignant associé à l'Université de Yaoundé I.  Ses recherches doctorales portent sur la signification historique de l'anthropologie existentielle de Sartre.

 


 

4 Exergue à La Nausée, édition de 1938.

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