La mélodie de Roquentin ou l’alternative interculturelle de Jean-Paul Sartre

L'expérience réflexive de la mélancolie

Stupéfait des changements survenus « en lui » depuis les premières notes de musique, Roquentin réalise son imbécilité propre : il cherchait le beau immaculé, tout est laid en lui et autour de lui ; son existence tout entière est une démission : il choisit de vivre en mauvaise compagnie, dans sa famille biologique, puisque les objets qui l'entourent et lui-même sont faits de la même matière que lui - la laideur. Il ressent la nécessité d'éclairer ces profondeurs ténébreuses de l'aveuglante lumière des souffrances crues : « C'est comme moi qu'il faut être ; il faut souffrir en mesure. » Roquentin, ce corps gras, « avec trop de chair et la peau trop large à la fois, comme l'éléphant de mer », qui devait davantage souffrir pour gagner quelque santé, ne souffre pas justement assez.

Roquentin entretenait jusque-là une souffrance imaginaire ; cette voix traduit un vécu tout structuré d'une douleur crue. Se pourrait-il que son corps fût « originellement » trop confortable pour qu'il ne puisse et ne doive jamais souffrir ? Un blanc souffre-t-il comme les Autres ? Un homme plein de graisse et repu de conserves souffre-t-il comme un homme maigre ? Souvenons-nous du Mur : « Tom était costaud mais avait trop de graisse. Je pensais que des balles de fusil ou des pointes de bâillonnette allaient bientôt s'enfoncer dans cette masse de chair tendre comme dans une motte de beurre. Ça ne me faisait pas le même effet que s'il avait été maigre. » Ne pourrions-nous pas y trouver une critique de l'imaginaire raciste à propos de la capacité de certaines races à supporter naturellement davantage la douleur que certaines autres ? De tels fantasmes criminels ont en tout cas justifié, pendant la traite négrière, que les esclaves fussent jetés aux poissons, ou encore qu'en Amérique, à l'époque de la ruée vers l'or, certains Peaux rouges, dépeçassent les Visages pâles pour se rendre à l'évidence qu'ils saignaient vraiment.

piano-crayon

Dans La Nausée, Roquentin se saisit d'un crayon posé sur un piano, pour écrire le titre de la chanson « Some of these days ». Or le fait que la raison, symbolisée par le crayon, s'accommode de l'émotivité, représentée par le piano, n'est pas un hasard. La main ne peut pas écrire si elle ne se reporte pas au piano. Il faut être capable de ressentir pour écrire. Le piano seul ne dit rien ; il ne rit ni ne pleure. Autrement dit, la Négresse – le piano ? –, ne peut pas chanter éternellement. Sa nature chantante est ou un leurre ou une complicité. Elle ne peut pas exister comme telle. En ce sens, nous pouvons dire qu'historiquement, pour survivre, il faut savoir s'arrêter et penser sa mélodie fugace, et la confondre activement en la dénonçant par l'écriture matérielle des notes qui se/la constituent ; il faut abimer leur/son silence et les/se faire vivre. En d'autres termes, l'exercice de soi à la compréhension du cours de notre monde, le projet de réappropriation des acquis de la rationalité et de la modernité techno-scientifique que prescrit la civilisation occidentale méritent d'être engagés, maîtrisés et domestiqués. Le crayon est ce qui libère les peuples de la tradition orale pour faire valoir leur héritage historique, leur situation présente et les projets qui assureront l'avenir de leurs membres.   

La main étrangère qui trouble la pureté de sa beauté, qui la tourne comme une « manivelle » et qui décide de la faire chanter quand elle veut, celle du colon notamment, doit être confondue et maîtrisée comme l'occasion nécessaire au dévoilement de la condition mélodique qu'elle revendique. Nous touchons au point crucial où se forge la négritude de Sartre. Nous avons souligné plus haut qu'en 1921, Sartre avait très vraisemblablement lu Batouala, le premier roman d'un Négro-africain. Ce roman, qui reçut le prix Goncourt en 1921, a marqué les esprits par le saisissant récit de la cruauté des agents coloniaux et, plus généralement, par la description de l'entreprise d'abêtissement de l'homme qu'engage la colonisation - les colons y compris.  Or à cette époque, à cause de son inexpérience littéraire et de l'absence de connaissances historiques solides, Sartre n'était pas parvenu à se forger une opinion définitive de la négritude naissante avec René Maran. Il ne comprenait pas comment un être humain pouvait se revendiquer exclusivement de l'émotivité. Au cours des années trente, il a mûri cette préoccupation et est parvenu à mieux en cerner les contours, à savoir, l'aliénation, la trahison et les enjeux historiques qui justifiaient la négritude. Maintenant, sa conviction est établie au sujet de la négresse et tout opprimé qui choisit de conjurer sa misère par le moyen de la fuite artistique : un chant ne guérit ni ne sauve ; seul le combat dans le champ historique libère. Est « imbécile » quiconque aspire à l'existence dans l'unique but de se laver « du péché d'exister », comme cette Négresse et ce Juif qu'il met en scène.  

Dès La Nausée, Sartre va dénoncer les implications idéologiques de certains écrivains de la négritude, Maran et Senghor notamment, relativement à leurs thèses au sujet de l'émotivité nègre originelle. Plus tard, après la guerre, en 1947, dans « Orphée noir »3, il va faire remarquer, subtilement, la trahison de Senghor, pourtant l'auteur de l'ouvrage qu'il préface. Pour confondre la «  légende » des bons nègres, Sartre va leur préférer Aimé Césaire, poète antillais révolutionnaire, qui est plus conséquent quant à la nécessité de la libération des opprimés. 

 



3 Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », in Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, repris dans Situation III, Paris, Gallimard, 1949 et 1976, p. 229-286.

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