David Jones, In Parenthesis – poème en prose ?

InParenthesisIn Parenthesis, la première grande œuvre littéraire de David Jones (1937), n’est ni un roman de guerre, ni poème en prose à la façon de Francis Ponge ou de Gertrude Stein, mais une chanson de geste moderniste, une « forme en mots » (‘a shape in words’, Preface p.x) où la commémoration passe par le rythme du texte.

In Parenthesis, c’est une extraordinaire épopée, une chanson de geste anachronique et magistrale, écrite par un artiste qui devait dire et n’a pu le faire par ses fusains, ses crayons, s’est trouvé contraint, comme il l’explique, de créer une forme en mots, « a shape in words » (Preface x). Ce qu’il façonne là, c’est d’abord sa vie de simple soldat dans les tranchées de Flandre et de Picardie pendant un peu plus de six mois, de décembre 2015, quand sa compagnie traverse la Manche, à l’offensive sur le bois de Mametz en juillet 2016, où, à l’instar de son personnage central John Ball, il sera blessé à la jambe et évacué. Célèbre-t-il la guerre, ainsi que certains critiques le lui ont reproché (dont Paul Fussell) ? Non, il commémore le souvenir de ses compagnons d’arme, et dans le même souffle de ces soldats allemands face auxquels ils se retrouvaient, par un malheureux concours de circonstance (« the enemy front-fighters who shared our pains against whom we found ourselves by misadventure », Dédicace) et il déploie les grandes ressources dont disposent les humains à trouver ou créer un sens et un ordre dans toute activité, même les plus absurdes. Il faut noter ici que chronologiquement, le texte de David Jones s’arrête à l’offensive de la Somme. Par après, nous dit-il dans sa préface, la guerre est devenue plus dure, plus mécanique, plus impitoyable encore (« From then onward things hardenend into a more relentless, mechanical affair », Preface ix). C’est une partie de son expérience qu’il a également tenté d’exorciser par les mots, mais sans parvenir à surmonter d’insurmontables contradictions. En témoigne la séquence The book of Balaam’s Ass, retrouvée dans ses Mss et publiée à titre posthume1.

Cette commémoration convoque olusieurs niveaux d'intertualité; nous retrouvons la tradition galloise, et tout particulièrement Y Gododdin, poème du 6e siècle qui chante, comme souvent dans la littérature celtique, une défaite totale : seuls trois soldats ont survécu (un motif utilisé à plusieurs reprises dans l’œuvre de Jones) à côté de références à des romans courtois autour de la figure du Roi Arthur, spécialement Le Morte d’Artur de Thomas Malory. Shakespeare, Hopkins et quelques poèmes de l’anthologie de Quiller-Couch, The Oxford Book of English Poetry sont également présents Jones intègre aussi des citations bibliques et la liturgie de la messe catholique2.

Curieusement, ce texte sur un épisode déterminant dans la vie de l’auteur s’intitule  In Parenthesis. Il s’en explique vers la fin de la préface :

This writing is called ‘In Parenthesis’ because I have written it in a kind of space between – I don’t know between quite what – but as you turn aside to do something; and because for us amateur soldiers . . . the war itself was a parenthesis – how glad we thought we were to step outside its brackets at the end of ’18 – and because our curious type of existence here is altogether in parenthesis3. (xv)

Comme le montre Thomas Dilworth, la structure même du texte rappelle l’organisation de cette commémoration qu’est également la messe4.

À simplement feuilleter le livre, il est évident que la disposition du texte en prose domine presque de bout en bout, sauf dans l’intensité dramatique de la septième et dernière partie. S’agirait-il alors d’un roman déstructuré, comme l’affirme Evelyn Cobley5 ? L’étiquette de genre importe peu. Certes, nous avons des personnages, auxquels d’ailleurs nous nous attachons, un récit strictement chronologique, mais s’il y a narration c’est bien davantage à la manière de ces romans médiévaux, que conte « l’homme qui était sur le champ de bataille6 ».  Malgré la longueur (187 pages sans les notes), il s’agit bien d’une prose qui déploie toutes les caractéristiques de la densité poétique7, et ceci même dans les passages qui peuvent sembler les plus anodins.

 


 

 

1 Voir Le livre de l’ânesse de Balaam, traduit et commenté par Christine Pagnoulle, Clapas, 2003.

2Son père, évangéliste convaincu, était imprimeur auprès de la Christian Herald Press, mais David Jones avait très vite ressenti le besoin de rituels et s’était converti au catholicisme en 1921.  

3 « Cet écrit s’intitule ‘entre parenthèse parce que je l’ai rédigé dans une sorte d’entre-deux – je ne sais trop entre quoi – comme on se détourne pour faire autre chose et parce que pour nous soldats amateurs . . . la guerre elle-même était une parenthèse – comme nous croyions être heureux d’en sortir fin 1918 – et parce notre curieuse existence sur terre est en fait une parenthèse. » 

4 Voir Thomas Dilworth, Reading David Jones (Cardiff, University of Wales Press, 2008), pp. 20ss.

5 Voir Evelyn Cobley, Representing War: Form and Ideology in First World War Narratives (Toronto, University of Toronto Press, 1993), pp. 240-1. Notons que ce qui est mis en cause dans cet ouvrage, comme dans celui d’Elizabeth Ward (David Jones: Mythmaker, Manchester University Press, 1983), c’est la tendance bien réelle chez David Jones à mythologiser, à convoquer le ban et l’arrière-ban des mythes occidentaux, de la Genèse à La Morte d’Artur, voire Coleridge, tendance dénoncée, chez l’une et l’autre, et à mon sens à tort, comme une adhésion implicite à un ordre du monde basé sur la violence de l’Occident.

6 Citation de la Chanson de Roland dans la traduction de René Hague qui conclut le poème, p. 187.

7Ce que l’on peut appeler le rythme, au sens le plus large, et qui comprend l’attention portée aux sons et à leurs échos, et l’extrême économie dans l’expression, ce qui fait la densité du texte, souvent du coup rejeté par les lecteurs comme trop difficile.

Page : 1 2 3 next