David Jones, In Parenthesis – poème en prose ?

Le passage ne peut en aucun cas être coupé sous peine d’en perdre le mouvement. Il exprime l’expérience sensible de cet instant de déchirement absolu et des moments suspendus qui le précèdent, d’une part dans la syntaxe et d’autre part dans le lexique.  Par deux fois, des phrases qui commençaient de manière ordonnée se perdent dans la confusion d’une énumération affolée. D’autres phrases se vrisent sur des verbes, et alors que cette configuration est plus fréquente en anglais qu’en français, le contexte exige de garder ces ruptures. Les mots sont bousculés, tordus dans le déchaînement destructeur qui n’est pas tant décrit que vécu.

L’intensité est plus grande encore dans un des rares passages disposés en prose dans la dernière partie. En effet c’est le moment où John Ball est blessé, atteint dans sa chair :

Where his fiery sickle garners you:
Fanged-flash and darkt-fire thrring and thrrung athwart thdrill a Wimshurst pandemonium drill with dynamo druv staccato bark at you like Berthe Krupp’s terrier bitch and rattlesnakes for bare legs; sweat you on the sudden like masher bimp’s back-firing No.3 model for Granny Bodger at 1.30 a.m. rratle a chatter you like a Vitus neurotic, harrow your vertebrae, bore your brain-pan before you can say Fanny – and comfortably over open sights:
                the gentleman must be mowed11. (p. 182)

DavidJonesIci la création lexicale est encore davantage marquée par la reproduction des sons (essentiellement la multiplication des [r]). Il ne s’agit pas cette fois de l’explosion d’un obus, mais de rafales de mitrailleuses en aveugle, dans le sous-bois, au cœur de la nuit (une heure et demi du matin).  Un autre trait démontre la puissance poétique de l’écriture : le paragraphe est encadré par des références à la moisson, et plus spécifiquement à la vieille chanson du Somerset « John Barleycorn » (comme indiqué dans une note) ; or ce sont là des mots qui envoient un message liminal, comme on dit pour les publicités incrustées, des mots qui disent la vie continuée au-delà de la destruction : le grain d’orge (Sir John Barleycorn) doit mourir, il ne doit rien en rester, mais c’est lui, le whisky dans nos verres, qui donne du cœur à l’ouvrage.

            Il faudrait également parler ici de l’utilisation des pronoms personnels et de l’habileté avec laquelle Jones joue des confusions possibles et des glissements dans les références ainsi que des alternances dans l’emploi des temps.   

            L’analyse pourrait être ainsi appliquée à l’ensemble du texte. Mais ces trois extraits montrent que ce qui fonde la qualité poétique du texte, c’est l’intensité du travail sur la langue. À bien des égards, In Parenthesis reste un objet littéraire non identifié. S’il n’attire ni le grand public ni une attention critique très marquée, il n’en est pas moins un de ces repères incontournables dans le paysage littéraire du 20e siècle.

 

Christine Pagnoulle
Janvier 2016

 

crayongris2Christine Pagnoulle est passionnée de poésie et de traduction ; son curieux attachement à l’œuvre de David Jones remonte à ses jeunes années

 

 

Références

Jones, David, In Parenthesis, Londres, Faber & Faber, (1937) 1961
Jones, David, Le livre de l’ânesse de Balaam, traduit et commenté par Christine Pagnoulle, Millau, Clapas, 2003
Dilworth, Thomas, David Jones and the Great War, Manchester, Enitharmion Press, 2012
Dilworth, Thomas, Reading David Jones, Cardiff, University of Wales Press, 2008
Dilworth, Thomas, The Shape of Meaning in the Poetry of David Jones, University of Toronto Press, 1988
Goldpaugh, Thomas (ed.), David Jones, The Grail Mass and Other Works (ms)
Hinchliffe, Michael, ‘The Rhythm of Memory: a reading of poetic rhythm in David Jones’ In Parenthesis’ Imaginaires (Revue du Centre de Recherche sur l’Imaginaire, l’Identité et l’Interprétation dans les littératures de langue anglaise), 11 (2005), 163-176.
Meschonnic, Henri, Pour la poétique 1 : essai, Paris, Gallimard, 1970.
Pagnoulle, Christine, David Jones. A Commentary On Some Poetic Fragments, Cardiff, University of Wales Press, 1987

 





11 « Où sa faucille de feu te fauche:
Ffrrrring et ffrrrrum transperçure latérale éclats de crochets feu noir un pandémonium de Wimshurst sur staccato de dynamo t’aboie dessus comme la chienne de Bertha Krupp et serpents à sonnettes visant tes jambes nues ; te balaie tout soudain comme ce modèle 3 au recul garanti à 1h30 du matin ça te rattttatate comme un épileptique, te torture les vertèbres, te perfore le crâne avant que tu dises ouf – et à l’aise en ligne de mire :
          il faut faucher le monsieur. »
Certaines références de ce passage me sont encore obscures (« Granny Bodger », « masher bimp ») ; la traduction proposée est donc incomplète.

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