Gloire et chute de Napoléon au cinéma

À l’occasion du 200e anniversaire de la Bataille de Waterloo, Culture ULg propose un panorama, forcément sélectif, de la représentation de Napoléon au cinéma, avec l'éclairage historique du Pr Philippe Raxhon. Du personnage hors normes à ses batailles homériques, le septième art n’a jamais cessé d’être fasciné par Napoléon – parfois pour le pire et souvent pour le meilleur.

18 juin 1815 : après une campagne de quatre jours en Belgique, Napoléon est obligé de s’avouer vaincu face aux armées prussienne et anglaise, menées respectivement par le maréchal Blücher et le Duc de Wellington. Napoléon abdiquera, pour la dernière fois, à son retour à Paris le 22 juin 1815, marquant la fin de son règne. Il sera alors envoyé en exil sur l’île de Sainte-Hélène, où il décédera dans des circonstances encore mal connues1 (peut-être un cancer ou une maladie liée à l’estomac) le 5 mai 1821. Surtout, selon l'historien et critique de cinéma Antoine de Baecque, « avec plus de 700 apparitions de Napoléon sur le grand écran […] et à peu près 350 à la télévision, l'Empereur est l'un des personnages historiques les plus représentés sur les écrans2 ». Petit tour d’horizons de ces multiples adaptations, dont certaines ont purement et simplement marqué l’histoire du cinéma.

Jean-Louis Barrault Eric-Fraticelli RaymondPellegrin Daniel-Gelin Marlon-Brando AlainChabatParmi d'autres «Napoléon» au cinéma : Jean-Louis Barrault, Éric Fraticelli, Raymond Pellegrin, Daniel Gelin, Marlon Brando, Alain Chabat

 

Napoléon, figure cinématographique par excellence

LumièreDès les débuts du cinéma, en 1897, les frères Lumière mettent en avant la figure de l’Empereur dans l’une de leurs nombreuses reconstitutions, Entrevue de Napoléon et du Pape. En 1903, presque cent ans après son sacre d'Empereur par le pape Pie VII, Napoléon revient au cinéma sous la caméra de Ferdinand Zecca dans le sobrement intitulé Napoléon Bonaparte. Entre 1907 et 1915, on ne compte plus les nombreuses adaptations au cinéma de la vie de Napoléon, que ce soient des portraits ou de simples prétextes à des films burlesques, tant aux États-Unis qu'en France et en Italie, voire en Belgique. Les plus grands noms du cinéma des premiers temps réalisent parfois plusieurs films ayant pour sujet (principal ou secondaire) la vie de Napoléon : Jack Stuart Blackton, Mario Caserini, Louis Feuillade ou Alfred Machin s'illustrent, tandis que Viggo Larsen transpose lui aussi Napoléon au sein du cinéma danois en 1910 !

Blackton1909

 

Louis Lumière, Entrevue de Napoléon et du pape, 1897
 
Napoleon, the Man of Destiny  de J. Stuart Blackton, 1909
 

Qu'un personnage historique suscite autant de passions auprès de publics différents est un fait relativement rare dans l'histoire du cinéma. Mais d'où peut provenir cette fascination ? «La fascination est un terme double» explique Philippe Raxhon, professeur d'histoire à l'Université de Liège, «à la fois au sens de l’effroi (c’est la biche fascinée par les lumières d’une voiture par exemple) et c’est au sens de l’attraction. Napoléon cumule les deux : c’est un personnage ambigu, à la fois quelqu’un qui peut fédérer et dans le même temps être un épouvantail. Il y a une question récurrente concernant la vie de Napoléon : est-il le continuateur de la Révolution française ou ou en est-il le  fossoyeur ? Le débat est sans fin. Il diffuse les principes constitutionnels en Europe, Il est un fils de la Révolution dans son souci de l’égalité des hommes, dans son rapport avec ses soldats, avec lesquels il est très familier, donc il développe une popularité, il incarne l’homme qui s’est élevé seul, contre les souverains aristocrates, mythe construit par Napoléon lui-même via le Mémorial de Sainte-Hélène – si Waterloo est sa dernière défaite, Sainte-Hélène est sa dernière victoire, par le truchement du Mémorial, c’est incontestable. Il y a ensuite l’autocrate, ennemi de la liberté d’expression, gouvernant pratiquement seul, n’hésitant pas à emmener les hommes à la mort… Napoléon focalise des sensibilités contemporaines sur des sujets qui nous tiennent encore à cœur. On verra en lui une figure vers laquelle on peut se tourner pour essayer de débattre de cette ambiguïté.»

Le personnage avant l'homme

GanceAprès un dessin animé signé Bud Fisher en 1920 (le créateur de Mutt and Jeff), Napoléon va connaître son premier chef-d'œuvre en 1927 sous la direction d'Abel Gance dans le mythique et modestement nommé Napoléon vu par Abel Gance. Film essentiel dans l'histoire du cinéma, tant par ses prouesses techniques que par la légende qui a entouré sa création et surtout ses multiples restaurations, Napoléon vu par Abel Gance ne couvre qu'une partie de la vie de Napoléon, de 1781 à 1796, alors que va s'achever la campagne d'Italie.

Albert Dieudonné, dans Napoléon d'Abel Gance

 

En réalité, Gance voulait réaliser non pas un mais six films sur la vie de Napoléon, une fresque gigantesque (le film dure aujourd'hui près de quatre heures) inspirée par le Naissance d'une nation de Griffith, tuée dans l'œuf par la faillite d'un bailleur de fonds en plein tournage. Gance sera d'ailleurs contraint non seulement de revoir ses ambitions à la baisse mais aussi de vendre son scénario de Napoléon à Sainte Hélène à Lupu Pick (qui le réalisera en 1929) et devra attendre 1960 pour réaliser Austerlitz, film honorable mais très loin de la qualité de Napoléon vu par Abel Gance. Surtout, ce dernier film s'illustre par l'utilisation, 25 ans avant le CinémaScope, d'un écran large obtenu à l'aide de trois écrans juxtaposés (ce qui impliquait une lourde machinerie de trois projecteurs) proposant alternativement des images continues, des images identiques voire trois points de vue différents sur une même scène, préfigurant ainsi le split-screen de presque quarante ans. Objet de fascination, le film d'Abel Gance figure encore aujourd'hui au panthéon des monuments du cinéma, ayant poussé Gance à réaliser en 1935 une version sonore de son film, tout aussi dantesque dans son travail de la bande son.


 

 

1 La raison est simple : les termes médico-légaux de l’autopsie ne sont plus les mêmes aujourd’hui qu’à l’époque, ce qui entraîne des confusions dans la lecture des rapports.

2 Antoine de Baecque, « Monstre de cinéma », L'Histoire n° 401, juillet-août 2014, p. 110

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