Mises en scène de soi dans les médias sociaux - autour des selfies

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Ce phénomène de « mise à niveau » artificielle s’apparente à ce que N. Heinich a désigné comme « peopolisation des stars » : la dégradation progressive du statut idéalisé de star vers les people, ces personnalités moins brillantes et moins durables mais plus populaires et plus banales10peopolisation conjointe à la transformation des moyens de diffusion (le web 2.0 étant un opérateur essentiel de ce processus). 

Plus encore que les vedettes, les « people » sont donc mis en scène, de plus en plus « dans une position où ils sont comme nous ». Cette tendance à la trivialisation et à la banalisation se lit également dans les glissements progressifs vers le réalisme des images, qui tendent à s’éloigner du « glamour » cinématographique, comme l’a noté Gamson : « Les magazines de photo ont commencé à se détacher des clichés très "posés" (sujet immobile, inactif, rappelant au spectateur que ceci est une photo) pour aller vers les images "candides", naturalistes de Life ou de Look. Le reportage du type "chez les gens fameux" a été central dans ce processus. La célébrité "glamour" a ainsi été sacrifiée au profit d’une célébrité plus "réaliste", plus terre à terre. » À l’opposé donc de la starification des premiers temps du cinéma, qui reposait sur l’extrême singularisation et l’éloignement d’avec le lot commun, la forme plus moderne de visibilité qu’est la « peopolisation », développée avec la télévision puis Internet, tend à réduire la personnalité à l’état de simple personne, familière, proche11

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On ne peut évidemment être dupe de ce qui pourrait apparaître de prime abord comme un effort de rapprochement. La division hiérarchique entre gens ordinaires et gens célèbres n’est pas si franchement mise en cause par ces pratiques nouvelles (en tout cas pas dans leur réappropriation par les célébrités) et la dimension élitaire de la visibilité revient presque toujours par la bande. Notamment pour la raison suivante : la dissymétrie du capital de visibilité entre une star et un quidam est bien entendu constitutive du charisme du premier (celui qui parvient mieux qu’un autre à capter l’attention d’autrui) – charisme que l’historien Éric Michaud définit d’ailleurs comme la « construction technique de relations et d’échanges dissymétriques12 ». On voit donc mal comment une star pourrait s’en passer. La proximité apparente d’une célébrité dans une image autoproduite renforce et entretient bien entendu son capital de visibilité. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la production de selfies de stars actuelles dont la visibilité auprès de publics jeunes notamment est tout simplement étourdissante (cf. Justin Bieber). Il faut donc penser dialectiquement les mouvements d’éloignement et de rapprochement entre la célébrité et son public de fans. L’impression d’intimité avec la star, comme sa proximité physique d’ailleurs, sera d’autant plus impressionnante pour le public qu’est grande la distance maintenue par ailleurs dans d’autres formes de représentation visuelle. Cette relation entre distance et intimité fait l’objet d’un contrôle très subtil de la part des stars et de leur entourage professionnel. Il influence positivement le développement croissant du capital de visibilité. Nathalie Heinich le suggère elle-même :

« Entre le monde à part des détenteurs de visibilité et le monde ordinaire de ceux qui la consomment, le va-et-vient ne cesse de se rejouer, indiquant que la visibilité puise sa force non tant dans le singulier, le lointain, l’extraordinaire, ni non plus dans le commun, le proche, l’ordinaire, mais plutôt dans le déplacement de l’un à l’autre, dans l’entre-deux, dans le mouvement qui permet d’en éprouver la différence13 ».

Autrement dit : le renversement fictif des rôles cultivé par les formes de visualité qui semblent dotées d’un haut potentiel d’authenticité (l’idée que les héros sont comme tout le monde, comme nous) ne serait qu’un leurre et ne permettrait pas en réalité un nouveau partage du sensible (pour reprendre une expression de Rancière) mais renforcerait en réalité la hiérarchie entre ceux qui méritent d’être vus et ceux qui sont dépourvus d’intérêt.

À l’inverse, de l’autre côté de la barrière de la célébrité, l’universalisation des moyens de la visualité annule peut-être – pour ceux qui ne possèdent pas, déjà, un important capital de visibilité – toute réelle « capacité distinctive ». On peut en tout cas interpréter comme cela l’analyse proposée par Heinich des nouvelles possibilités de production amenée par le web :

« Le capital de visibilité ainsi acquis se trouve vidé de sa valeur dès lors que n’importe qui peut faire la même chose, rétablissant ainsi la symétrie entre regardés et regardeurs : la démocratisation technique à grande échelle des instruments de la visibilité en détruit, au moment même où elle la produit, les effets distinctifs14 ».

Autrement dit : ce qui est à la portée de tous perdrait – pour la raison, précisément, que n’importe qui y a accès – toute valeur d’efficacité en terme de capacité distinctive. Partant de là, on est en droit me semble-t-il d’interroger la démocratisation réelle des nouveaux dispositifs d’expression visuelle. Ou pour reprendre encore une fois les termes de Rancière : il n’est pas sûr que le nouveau partage du sensible que laisse entrevoir la révolution esthétique et la répartition plus égalitaire du droit à l’image puisse s’envisager comme durablement acquis. Affaire à suivre.

 

Maud Hagelstein
Septembre 2014

 

crayongris2Maud Hagelstein est chercheuse au F.R.S.-FNRS et enseigne la philosophe de l’art à l’ULg. Ses recherches portent principalement sur la théorie de l’image contemporaine (Visual Studies, Bildwissenschaft).

 

 


 



10 Ibid., p. 245.

11 Ibid., p. 248-249.

12 Cité par : Ibid., p. 41.

13 Ibid., p. 251.

14 Ibid., p. 120.

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