Mises en scène de soi dans les médias sociaux - autour des selfies

papeLe selfie aurait quant à lui une « forte composante occasionnelle » permettant d’inscrire – sans grande préparation – un sujet dans un contexte ou une situation. La rencontre fortuite avec une célébrité constitue sans doute l’exemple paradigmatique de ces occasions immanquables qu’une auto-photographie au smartphone doit pouvoir consacrer (cf. le fameux selfie avec le pape François). Le selfie rejoint encore un genre tout à fait commun (au sens fort du terme) qui est celui de la photographie touristique5. En effet, il est pris dans le même souci d’« attestation de présence » et d’« opération d’inclusion » dans un paysage ou une situation facilement identifiable par les destinataires de l’image (Gunthert). En tant qu’indice d’un vécu réel, il donne alors une authenticité que la seule évocation verbale ne pourrait atteindre avec la même efficacité.

bureauovaleAutrement dit : la reconnaissance cognitive favorisée par le selfie ne touche pas réellement une identité sociale ou personnelle comme c’est le cas pour un portrait (en tout cas pas dans un premier temps). Par contre, la « situation remarquable » concentre la valeur des images autoproduites pour la cérémonie communicationnelle qui leur fait suite. Privé d’une « visibilité statutaire » (valeur en tant que représentant d’une élite), l’individu moyen s’autorise néanmoins parfois la « visibilité contextuelle engendrée par certaines situations » – l’histoire de la photographie commune elle-même montre bien les circonstances dans lesquels monsieur-tout-le-monde se permet de réclamer un peu de visibilité, à savoir les rites de passage : naissance, sortie de l’enfance, mariage, mort6. Aujourd’hui, l’utilisation du selfie dans le cadre de l’enregistrement de situations exceptionnelles (« j’y étais ») permet encore à un individu anonyme de sortir de la masse en devenant le héros d’un jour, propulsé par des circonstances sur lesquelles il n’a pas de prise mais qu’il a su capter au bon moment. Témoins d’un accident spectaculaire, d’une rencontre politique, d’un événement historique, auquel ils s’intègrent volontairement grâce au selfie, ces « héros passifs » connaissent une gloire aussi passagère que fulgurante7.

Au delà de la seule image, et de l’analyse de son contenu sémantique, il importe – ici encore plus – d’examiner l’usage qui en est fait. Usage qui, selon A. Gunthert, est essentiellement « conversationnel » : l’image instantanée autoproduite servirait en substance à alimenter le dialogue. En effet, à observer de près l’utilisation faite par un certain nombre de détenteurs de smartphones, le selfie joue un rôle non négligeable dans la dynamisation des échanges sociaux. L’immédiateté de la diffusion augmente sans aucun doute son efficacité. Il permet de vérifier certaines choses auprès de ses proches (avant l’achat d’un vêtement par exemple) ; de dire de manière ludique ce que l’on est en train de faire ; de provoquer des réactions (de faire parler les membres de son réseau) ; de montrer une blessure (on pense aux interventions de sportifs sur Tweeter), un nouveau tatouage, mais aussi des choses plus banales comme l’état de la cuisine après le passage des enfants, l’avancée des travaux dans le jardin, etc. Le selfie permet encore d’alimenter la communication amoureuse (voire érotique). De manière générale, il permet de créer des situations, voire même de construire du comique de situation. Pour cette raison, Gunthert parle de ces images comme d’« embrayeurs pour le jeu conversationnel » qui « résistent à l’interprétation d’un regard non averti ».

 

Les selfies de stars

Mais là où certains envisagent le selfie à travers son potentiel de renversement des hiérarchies les plus solides, d’autres seraient tentés d’y voir au contraire la possibilité d’un renforcement de ces mêmes hiérarchies. De ce point de vue, les selfies produits par les personnalités célèbres constituent un sous-genre éloquent. Les images de stars sont généralement intéressantes à étudier, en tant qu’elles s’inscrivent toujours dans un rapport de tension avec la personnalité réelle de la célébrité admirée. L’image est de manière ambivalente ce qui permet le lien avec la star tout en nous séparant d’elle. Au sens où il reste toujours dans la représentation une distance qui alimente le désir de vérification.

Mo YanLe selfie introduit un certain trouble dans ce jeu de la distance et de la proximité – tout en le relançant. S’appuyant sur les ressorts de l’image autoproduite commune, le selfie de star se donne l’apparence d’une intimité plus grande et feint expressément la proximité avec le quidam. Une célébrité bien au fait de la mécanique de la visibilité n’ignore pas l’intérêt ontologique des images qui – aux yeux du fan à tout le moins – se rapprochent le plus de l’original : photographies naturelles et peu travaillées, prises éventuellement par des amateurs lors de rencontres réelles (concerts, tournages), volées par des paparazzi, etc8.

L'écrivain Mo Yan
 

La quête d’authenticité, travaillée par le désir profond de découvrir la vraie personne qui se cache derrière la représentation, trouverait donc dans le selfie une satisfaction partielle : la dissymétrie qui caractérise selon N. Heinich le rapport entre « celui qui est vu et ceux qui voient, celui qui est identifié et ceux qui identifient, celui qui est reconnu et ceux qui reconnaissent9 » semble alors moins importante, alors que d’autres moyens de diffusion accentuent la dissymétrie et donnent une impression de non-réciprocité indépassable. Avec le selfie, non seulement la star participe de cette pratique commune – à laquelle on se soumet parfois sans même s’apercevoir de son universalité – (ce qui la rapproche une première fois de monsieur-tout-le-monde), mais elle nous livre une image d’elle sincère, authentique et sans artifices (ce qui la rapproche une deuxième fois). Or, le fan manifeste très souvent ce désir d’authenticité : de manière générale, il redoute les artifices et tout ce qui menace la beauté naturelle. On ne compte plus dans la presse et sur les forums les levers de bouclier contre Photoshop, les soupçons de recours à la chirurgie esthétique et le rejet de tous les filtres qui pourraient nous tromper quant à la perfection réelle de l’être admiré. Avec le selfie, la star donne la preuve qu’elle est en mesure de se défaire de l’équipe de préparateurs/embellisseurs qui l’entoure généralement (coach en image, styliste, etc.).

 


 

 

5 Voir sur cette question l’article de Maria Giulia Dondero, La photo touristique, empreinte du corps sur la ville . Thierry Lenain, qui m’a donné l’occasion de soumettre une première fois à des spécialistes de l’image ces quelques notes réflexives sur le selfie, suggère à juste titre que le phénomène puisse être envisagé comme une sorte de graffito photographique qui serait griffonné sur la toile (manière donc d’inscrire de la subjectivité dans l’image et de dire « j’étais ici »).

6 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines, 2012, pp. 98-99.

7 Ibid., p. 239.

8 Ce fantasme est mis en question par le travail – mentionné dans le livre de Nathalie Heinich – de la photographe Alison Jackson qui met en scène des sosies de célébrités dans des scènes d’intimité de la vie quotidienne : Kate et William dans leur bain ou à une séance de yoga, François Hollande et Angela Merkel prenant le déjeuner au lit à l’hôtel, la reine d’Angleterre entourée de toutes ses peluches dans son lit, mais aussi toutes sortes de séances d’épilation, fêtes de Noël avec cadeaux et accoutrements ridicules, photos nues, etc.). Alison Jackson construit également de faux selfies (ce qui ne semble pas anodin). Ce sont par ailleurs des scènes que beaucoup de paparazzi rêveraient de pouvoir saisir – et que des grands journaux n’ont pas hésité à utiliser pour leurs couvertures (cf. Le Monde avec la photo Hollande/Merkel).

9 Nathalie Heinich, Op. cit., Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines, 2012. p. 38.

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