Mises en scène de soi dans les médias sociaux - autour des selfies

Selfies et démocratisation des moyens de la visualité / de la visibilité

En se généralisant de plus en plus massivement au cours du 20e siècle, l’usage de l’appareil photographique a permis l’accession des différentes couches de la société à une meilleure visibilité sociale. À ce mouvement exponentiel favorisant un nouveau régime de visibilité s’ajoute la transformation radicale des conditions matérielles de diffusion, d’échange et de circulation des images amenée par l’ère du 2.0. Partant, l’inflation d’images autoproduites observée sur les médias sociaux participe et bénéficie à la fois de cette conquête progressive du droit à l’image par les masses anonymes. Plutôt que d’y voir une nouvelle preuve de la spectacularisation grandissante de notre société actuelle et du culte de l’individu (car après tout, rappelleront certains : self = soi-même), quelques rares analystes des médias avancent l’idée d’une meilleure répartition des moyens de la figuration appliqués à la représentation des sujets et d’une réappropriation émancipatrice de ces moyens : plutôt que de se voir imposer de l’extérieur une image inadéquate, chacun a désormais le droit (et les moyens) de se la construire lui-même, cette image – selon sa propre sensibilité et en fonction de ses besoins. Le fait même de laisser apparaître dans l’image les indices de son caractère autoproduit, loin d’être seulement un défaut formel lié au genre (même assumé), serait alors à envisager comme affirmation d’une liberté impertinente dans la mise en scène de soi.

Dans plusieurs articles récents publiés sur la blogosphère Cultures visuelles, André Gunthert défend le phénomène selfie contre les accusations répétées de narcissisme (cf. par ex. son texte du 31 décembre 2013 : Viralité du selfie, déplacements du portrait3). La veille (30/12/2013), la sémiologue Pauline Escande-Gauquié, que Gunthert ne mentionne pas du tout dans son article, évoquait sur le site du Nouvel Observateur une nouvelle selfmania dont le nombrilisme serait le stimulus principal4 :

« Le selfie (…) est le nouvel eldorado de l’"ego trip". (…) Si une photo selfie est désignée par ses adeptes comme étant un outil de communication et de reconnaissance sociale voir communautaire, reste qu’il suffit de se pencher un peu plus sur le phénomène pour comprendre que ce discours de partage n’est qu’un vernis pour justifier ce qui n’est, au final, qu’une egosphère décomplexée et très rentable ».

 

selfies

En réalité, pour André Gunthert, ces accusations aujourd’hui banales d’autocélébration de l’ego cachent le malaise profond qu’entraîne pour certains la capacité renouvelée/facilitée de produire (même, et surtout, en tant que simples « amateurs ») nos propres images.

« On peut qualifier de narcissique cette pratique, mais alors il faut dire clairement, dans la tradition baudelairienne, que la représentation doit être réservée aux héros, à l’élite de la société, qui seule mérite ce privilège : hommes d’État, généraux, chefs d’entreprises, notables, artistes… Comme autrefois le catéchisme enjoignait la modestie aux petites gens, ceux qui qualifient d’amour exagéré de soi l’auto-représentation ne font que camoufler sous une psychologie de comptoir leur vision de classe d’une hiérarchie sociale immuable » (Gunthert, Viralité du selfie, déplacements du portrait).

Gunthert affirme donc le droit à l’image pour tous – c’est-à-dire le droit à cet acte (éminemment social en réalité) par lequel chacun peut se servir du support de l’image pour écrire une histoire partagée. D’où l’inadéquation du modèle narcissique (et la référence presque paradoxale à Narcisse) puisque la pratique amateur de l’image autoproduite vise surtout à tisser et à renforcer les liens entre les membres d’un réseau. Gunthert relève encore que l’usage de ce type d’image connaît généralement un « pic de forme » (pour prendre une métaphore sportive) au moment de la formation d’un couple ou d’une famille.

Le selfie comme acte conversationnel

Dans ses textes, A. Gunthert montre encore que le selfie correspond très peu à l’autoportrait au sens classique – c’est-à-dire au portrait dont la principale fonction serait la « présentation de soi » (cf. Viralité du selfie, déplacements du portrait). Comme il le fait remarquer, les avatars les plus fréquemment observés sur les réseaux sociaux sont rarement des selfies, ceux-ci étant généralement des images peu flatteuses, pour les raisons déjà évoquées : déformation du visage et de la perspective, cadrage peu contrôlé, composition aléatoire, etc. Les images choisies en guise de représentations publiques s’inscrivent plus souvent dans un rapport indirect avec l’identité physique/corporelle des individus : un tableau (éventuellement abstrait), un dessin humoristique, une personnalité célèbre, un animal, un paysage, un détail (vestimentaire par ex.), un masque, un texte, une photo de groupe, ou de dos, un profil, une couverture de livre, un logo, sont autant d’options privilégiées pour se présenter.

facebook

 


 

 

3 http://culturevisuelle.org/icones/2895

4 http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1109948-le-selfie-de-justin-bieber-a-barack-obama-5-choses-a-retenir-de-ce-phenomene-de-2013.html

Page : précédente 1 2 3 4 suivante