La photo touristique : empreinte du corps sur la ville

Entre la photo en ville et la photo de paysage : le raccourci

La photo « monumentale » dans la ville d’art propose une forme de vie singularisante et exclusive, celle typique du portrait, tandis que la photographie de paysage « naturel » met en scène une forme de vie globalisante et cumulative, ouverte vers l’horizon. La photo touristique de paysage, autant lorsqu’elle met en scène des sujets, que lorsqu’elle met uniquement en scène des configurations spatiales, vise à représenter la suggestion de lieux encore à explorer, et même à découvrir, plus qu’à certifier la présence dans un lieu institutionnalisé comme celui du monument. La photo de paysage vise enfin à la suggestion et non pas à la certification, à la confrontation du sujet avec un paysage unique et non encore connu, alors que la photo en ville prévoit que cette dernière soit reconnaissable, dans un certain sens muséifiée : la ville est donnée comme exemplificatrice d’elle-même.

Photo 2

photo2Le monument doit se présenter à l’interlocuteur de la photo frontalement, comme le fait le sujet photographié, alors que souvent le paysage n’a pas de façades idéales à proposer, car elles sont toutes à découvrir à chaque fois, à chaque déclic. La photographie de paysage vise à la capture de ce qui n’a pas encore été visité : dans un certain sens c’est la chasse au non encore vu : c’est une recherche paradoxale parce qu’elle vise au lieu anonyme à personnaliser, à signer les premiers5.

Dans la photo de paysage où aucun sujet humain n’est pris, le touriste photographe peut prendre possession d’un lieu à travers une empreinte de soi qui n’est pas celle de sa personne photographiée, mais qui est une empreinte corporelle diffusée dans l’image à travers sa prise de position par rapport à un alentour à 360°. Le photographe se rend reconnaissable à soi-même et aux futurs observateurs des images à travers l’empreinte de soi laissée dans la configuration entière d’une photographie, trace diffusée de son identité dans les zones de lumière/ombre de l’image. L’empreinte identitaire sur le paysage naturel est obtenue à travers un style énonciatif propre à chaque corps photographiant.

On pourrait affirmer que dans la photo en ville, le sujet photographié acquiert une identité grâce au monument, alors que dans le cas du paysage, c’est le paysage même qui est valorisé par le regard du photographe, et en même temps révèle l’identité affective du photographe : la photo de paysage est une photo intimiste, au contraire de celle urbaine qui « institutionnalise » le sujet photographié au moyen de l’histoire mémorable du monument. Ici le soi construit un circuit d’auto-représentation : même le monument doit correspondre à lui-même ; c’est pour cela qu’il doit être saisi par un œil qui en puisse certifier l’exemplarité, la stéréotypie. Devant une pose mémorable du sujet, le monument doit se rappeler de sa pose typique, se réduisant ainsi à une sorte de prothèse compétencielle du sujet : la photo de monument est tout d’abord un monument au soi plutôt qu'à n’importe quel monument en soi.

Entre la configuration de la photographie en ville, monumentale, et celle de paysage, il existe la photographie urbaine de « raccourcis ». Dans ce type de photographie, comme il arrive pour la photo de paysage, on vise à repérer l’inédit, pour mettre en scène le touriste comme quelqu’un qui fait apparaître des points de vue cachés ou méconnus (photo 2).

La découverte du lieu caché, même à l’intérieur d’un réseau urbain fait de monuments et de points focaux prédéfinis comme celui de la Seine, advient souvent à travers une prise photographique oblique, un regard de travers, ou en enfilade où la ville n’est pas en pose, n’a pas encore eu le temps de se mettre en pose, où le regard qu’on lui accorde peut la surprendre.

La photographie panoramique et le journal intime de voyage

Au pôle opposé de la photo de raccourcis, intensivement assumée quoique désertée par le sujet humain, se pose la photo panoramique en ville construite surtout à travers des points de vue d’en haut (photo 3).

photo3Photo 3

Ce type de photographie se présente comme une certification de la ville et de son paysage, à travers un point de vue externe et non impliqué. La ville qui en résulte est totalement débrayée : le sujet énonciatif vise à s’en absenter, sur le modèle des cartes postales. La photographie panoramique ne doit pas présenter des facteurs de dérangement, ni de personnes parmi les statues ou sur les monuments : aucun accident ne doit rompre les équilibres plastiques et figuratifs de cette prise totalisante.

 


 

5 Le caractère reconnaissable du monument s’oppose bien souvent nettement à l’anonymat du paysage « naturel », même si, par ailleurs, il existe beaucoup de paysages déjà muséifiés, comme par exemple ceux du Grand Canyon, confectionnés à partir d’une certaine vue, rendus inertes, déjà-vus, c’est-à-dire transformés eux aussi en monuments.

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