On n’a pas envie de vivre là, dans la photo touristique
(Roland Barthes, La Chambre claire, 1980)
La photo touristique met en scène non seulement différentes descriptions de la ville, mais aussi les façons variées qu’a le corps du touriste photographe de s’y inscrire. Par ses pratiques et configurations visuelles, elle se situe entre la photo de famille et celle de reportage : elle renvoie à une pratique de témoignage et d’appropriation, comme dans les portraits de famille et, en même temps, elle documente des lieux comme le fait le reportage de voyage.1
La photographie touristique entre souvenir de famille et reportage
La photographie touristique se caractérise par une tension entre la mise en scène des ressentis personnels (c’est un souvenir et peut constituer un journal intime) et la volonté de rendre compte des expériences exemplaires et donc répétables par d’autres touristes2.
Tendue entre ces deux modèles descriptifs, du témoignage et de la documentation, la photo d’amateur3 veut embrasser l’étendue de la ville d’art, autant spatiale que temporelle, à travers ses points d’intensité, voire ses monuments, qui sont reconnus institutionnellement comme les lieux de majeure identification de l’histoire d’une ville, mais aussi à travers ces coins suggestifs qui, à la différence des monuments, apparaissent comme de véritables découvertes de la part de chaque touriste.
Si la dénomination de photo touristique fonctionne comme mot-valise, il est nécessaire de différencier les types de relation qui s’établissent à chaque fois entre les pratiques de production/réception et les énoncés photographiques.
Petite phénoménologie de la pose
Photo 1Cette première photographie (photo 1) est prise devant l’Arc de la Défense à Paris et montre le monument et le sujet photographié, ainsi que, en creux, la prise de position du photographe et les contraintes spatiales de la prise de vue. Cette photo résulte d’un dispositif syncrétique formé par l’appareil photo, le photographe et le sujet à photographier. L’étude de l’ajustement entre corps et architecture doit tenir compte de la pose voire de la manière dont le sujet pré-figure et projette cet espace vécu dans l’image future. Il s’agit de la conversion d’un espace d’expérience dans un espace stratégique d’énonciation du soi : d’un soi-idem, si on décide de construire l’image du soi idéal, et/ou d’un soi-ipse si, au contraire, on vise une image de caractère éphémère (cas de la grimace, du clin d’œil, etc.).
Dans ce genre de pratique photographique, trois points de vue s’entrecroisent :
1. le point de vue du sujet à photographier sur l’espace urbain autour de lui – c’est-à-dire la scène qu’il choisit et construit comme théâtre de son portrait ;
2. le point de vue que le sujet à photographier porte sur lui-même et sur son propre corps, qui est un point de vue doublé : point de vue phénoménologique, mais aussi préfigurateur d’une future composition visuelle. Comme l’affirme Barthes (1980), dès que nous nous sentons regardés par l’objectif, nous nous métamorphosons à l’avance en image : dans ce cas, c’est la réalité phénoménologique qui « s’adapte » aux conventions établies par les images et à l’efficacité du simulacre ;
3. le point de vue du photographe à la recherche d’une stratégie d’« ajustement » entre soi et le monde qui l’entoure. Il faut donc prendre en considération les ajustements intermodaux entre l’extension de l’espace à représenter (les parcours préfigurés et entravés par ce dernier, les points destinés au regard et à l’encadrement), la position du sujet et la position choisie par le photographe. Le sujet à photographier subit aussi les choix du photographe : selon qu’il se place loin ou près, le photographe modalise la compétence du sujet à photographier : de la superposition du visage au monument, jusqu’à la construction d’un « devenir latéral ou imperceptible » du sujet à photographier.
La ville comme surface d’inscription : la photographie de monument
Dans la photographie de monument, le sujet pose avec le monument derrière lui et se dispose pour une photo qui témoigne une double frontalité : celle du soi et celle du monument, tous deux concentrés à offrir le visage et la façade idéaux. Toutes les photos qui représentent le sujet devant le monument montrent une frontalité redoublée4.
La photo touristique « monumentale » est produite et vécue en tant que signature du sujet d’un espace culturel hétéronome et elle est pratiquée comme témoignage de la présence du sujet dans un certain lieu de culte, en tant qu’attestation et valorisation du contexte et de la présence du sujet dans ce même contexte. Le sujet à photographier se dispose à être reconnu : la signature identitaire doit être bien lisible, comme bien lisible doit être le monument. Cette photographie vaut comme certification d’avoir été dans un certain lieu ; c’est-à-dire qu’elle est conçue comme la preuve testimoniale d’une présence qui est auto-représentation de soi à l’intérieur d’un lieu historique. Cette image de face témoigne de l’empreinte du touriste sur le monde : pour se construire un chez soi dans la ville d’art il doit s’y photographier à l’intérieur, doit y être inscrit, contenu et entouré par des limites. Les limites de la photographie lui permettent de s’approprier de ce que ces limites contiennent.
2 Souvent la photographie touristique de famille n’a aucune ambition ni d’exhaustivité, ni d’artisticité, tandis que le reportage de voyage peut contempler les deux. Pensons à la photographie à statut artistique des voyages « d’auteurs » étudiée par Méaux (2005). Un exemple d’exhaustivité est sûrement représenté par l’œuvre de Robert Frank Les Américains, qui peut être classé à mi-chemin entre la photo ethnographique, à ambition scientifique, et la photo d’auteur, à ambition artistique.
3 Le choix du corpus a été plutôt difficile parce que les photos touristiques sont conservées par ceux qui les ont prises ou par ceux qu’y sont directement représentés. Il a été possible ne pas recourir à l’album de famille grâce aux journaux de voyages publiés sur des sites touristiques comme www.viaggi.etz.it (je remercie Giorgio Montersino de m’avoir fourni des originaux).
4 Ce type de photographie touristique implique des paramètres de jugement différents de ceux des autres pratiques photographiques : une photographie touristique est considérée une photo réussie si la personne photographiée n’est occupée en aucune action quotidienne qui concerne la vie de la ville : souvent les touristes regardent vers l’objectif et les habitants, lorsqu’ils sont représentés par hasard dans les photos des touristes, sont occupés dans les activités quotidiennes et on les voit de profil. Si le touriste est toujours bien encadré, bien visible, reconnaissable, au contraire, l’habitant de la ville est souvent rendu de manière floue.