Il y a 100 ans… la Lettre au Roi, de Jules Destrée

« Sire, il n’y a pas de Belges ! ». Cette exclamation d’apparence provocatrice est en général tout ce que l’on retient de la célèbre Lettre au Roi rédigée par le député socialiste hainuyer Jules Destrée au cœur de l’été 1912. Régulièrement citée, invoquée ou critiquée, cette missive bientôt centenaire mérite cependant qu’on la lise intégralement et qu’on en comprenne davantage le sens et le contexte historique particulier1. Publiée d’abord dans la libérale Revue de Belgique (numéro du 15 août – 1er septembre 1912), elle est rapidement reprise dans son intégralité – 24 pages ! – par un quotidien libéral liégeois, L’Express, et par Le Journal de Charleroi, proche du Parti Ouvrier Belge (POB), l’ancêtre du parti socialiste2.

 Jules Destrée, Wallon et socialiste

Destrée

Avocat de formation, Jules Destrée naît à Marcinelle en 1863. Il goûte d’abord à la politique dans les milieux libéraux progressistes, qu’il fréquente dès ses études à l’ULB. Les débuts de sa carrière professionnelle l’amènent à défendre des syndicalistes et des militants socialistes. En 1894, aux premières élections tenues au suffrage universel plural, il se présente sur une liste de cartel réunissant le POB et sa propre Fédération démocratique de l’Arrondissement de Charleroi, d’obédience libérale radicale. Élu député, il rejoint le POB et en demeurera, jusqu’à sa mort, l’un des représentants à la Chambre. Sensibilisé aux questions sociales, Destrée l’est très tôt aussi à la question des nationalités et à ce que l’on a appelé, au tournant des 19e et 20e siècles, la « bataille des âmes ». Patriote belge, il n’en est pas moins convaincu, à l’encontre d’un autre parlementaire socialiste, Edmond Picard, qu’il n’existe pas d’âme belge mais bien une âme wallonne et une âme flamande qui, toutes deux, demandent à être respectées et à pouvoir s’exprimer selon leur génie propre, un génie latin, roman ou français du côté wallon et un génie germanique du côté flamand. C’est dans cet esprit mais aussi par discipline de parti qu’il vote, en 1898, la fameuse loi d’égalité reconnaissant le flamand comme langue officielle au même titre que le français. Il reste toutefois persuadé de la supériorité de ce dernier et sensible aux conséquences qu’aurait sa disparition totale au Nord. En outre, il ne manque pas de souligner ses inquiétudes et ses réticences face à un mouvement flamand qui lui semble entrer dans une nouvelle logique : l’esprit de revanche ou de point d’honneur n’est-il pas en train de se substituer à la juste recherche d’une égalité de traitement ?

Jules Destrée (1915) – © Coll. Institut Jules-Destrée

Posant cette question, en 1898, Destrée en appelle à la modération sous peine de voir se creuser le fossé entre Nord et Sud. Ce qu’il craint alors, c’est de voir prospérer dans une Wallonie blessée l’idée de séparation administrative, celle-là même que sa Lettre de 1912 réclamera pourtant avec force ! En moins de quinze ans, Destrée s’est donc converti ou résolu à une solution – l’évolution de la structure institutionnelle belge vers plus d’autonomie régionale ou provinciale – qu’il a d’abord repoussée. Il faut y voir la certitude désormais acquise d’une inévitable et perpétuelle minorisation politique et culturelle de la Wallonie au sein d’une Belgique de plus en plus flamande. Au fil des années, les résultats électoraux se suivent et se ressemblent : la Wallonie a beau voter majoritairement pour la gauche socialiste et libérale, la Flandre, par ailleurs en pleine expansion démographique, plébiscite bien plus massivement le Parti catholique. S’ajoute à cette réalité politique le renforcement chez Destrée d’un sentiment d’amertume face à ce qu’il considère comme une confiscation ou une occultation par la Flandre mais aussi la « Belgique officielle » de la culture et du passé wallons. C’est en réaction qu’il organise à Charleroi, en 1911, une exposition d’art wallon et qu’il lance, en 1912, la Société des Amis de l’Art wallon.

Le résultat des élections générales du 2 juin 1912 fait l’effet d’un coup de tonnerre pour Destrée. En fonction des chiffres du dernier recensement décennal, le nombre de députés à élire est passé de 166 à 186 selon la clé de répartition suivante : + 5 Wallons, + 5 Bruxellois et + 10 Flamands. Néanmoins, certains indices laissent penser que la majorité absolue catholique, en place sans discontinuer depuis 1884, pourrait être renversée, d’autant que socialistes et libéraux se présentent en cartel. Il n’en sera rien. En Wallonie comme à Bruxelles, la gauche remporte bien la majorité absolue (44 sièges sur 72 en Wallonie et 14 sur 26 à Bruxelles) mais, en Flandre, la droite engrange 62 des 88 sièges en jeu. Avec 102 députés sur 186 au total, les catholiques sortent donc renforcés de ce scrutin. Cette victoire tient tout autant au poids démographique de la Flandre et à la faiblesse au Nord de l’opposition de gauche qu’à l’existence, ailleurs, d’une forte minorité catholique, surtout présente à Bruxelles et dans les provinces de Namur et du Luxembourg. Néanmoins, les militants wallons, Destrée en tête, s’attachent à lisser cette réalité pour insister sur un seul fait : la loi du nombre impose à une Wallonie de gauche la domination d’une Flandre de droite et cette domination flamande ira s’accroissant avec l’obtention du suffrage universel que le mouvement wallon réclame pourtant par conviction idéologique.

Le contenu de la Lettre au Roi

lettreroiDès la mi-juin 1912, dans un article intitulé Pour la Wallonie indépendante, c’est-à-dire autonome, Jules Destrée formule les principales idées qui seront plus amplement développées dans la Lettre au Roi. Dans ce second texte, Destrée dit s’adresser au souverain car la question qu’il veut lui soumettre dépasse les partis politiques. Il souligne l’absence de contradiction à ses yeux entre le patriotisme et l’internationalisme, car celui-ci « suppose des nations ». « On peut donc rêver aux États-Unis d’Europe et chérir sa patrie », conclut-il, avant de faire suivre ces considérations d’un long extrait d’un de ses textes antérieurs, Une idée qui meurt : la Patrie (1906), sorte d’hymne poétique à la Belgique et à ses paysages, « de l’Ardenne aux plages de la Flandre » en passant par Bruxelles. Pour autant, poursuit-il, la Belgique est « un État politique, assez artificiellement composé » et non « une nationalité ». Elle se compose de « deux fragments », l’un issu de « l’Empire germanique », l’autre de « la royauté française ». La formule est élégante mais un peu rapide tant il est vrai qu’au fil des siècles, la plus grande partie de la Wallonie a surtout relevé de l’Empire germanique. Mais, s’appuyant essentiellement sur le critère de la langue, Destrée en infère cette célèbre affirmation : « Vous régnez sur deux peuples. Il y a, en Belgique, des Wallons et des Flamands ; il n’y a pas de Belges », sauf peut-être « les fonctionnaires, attachés à la Belgique par leur situation, leurs honneurs, leurs traitements », et une frange réduite de la population, présente surtout à Bruxelles, qui « semble avoir additionné les défauts de deux races, en perdant leurs qualités ». Très usité à l’époque, le terme de race n’est pas alors chargé de la connotation qu’il acquerra au fil du tumultueux 20e siècle. Il faut y voir un synonyme de famille ou de communauté, sans toutefois que toute considération ethnique ou biologique en soit exclue. Destrée, comme beaucoup de ses contemporains, redoute et réprouve néanmoins l’idée de mixité, conduisant, selon lui, à l’abâtardissement : « La fusion des Flamands et des Wallons n’est pas souhaitable ; et la désirât-on qu’il faut constater encore qu’elle n’est pas possible ».

Dans un second temps, Jules Destrée s’emploie à démontrer que, si le mouvement flamand fut au départ « légitime » et basé sur des « griefs justifiés », ce sont désormais les Wallons qui se sentent minorisés et dominés au sein de l’État belge. Et d’additionner comme une litanie tout ce que les Flamands ont, d’après lui, confisqué : « ils nous ont pris… » la Flandre, où les Wallons se sentent désormais étrangers ; « notre passé » et « nos artistes » car, en voulant conforter l’âme belge et distinguer celle-ci d’une France perçue comme impérialiste, on a souvent insisté sur la seule composante flamande de la Belgique en art et en histoire ; « ils nous ont pris les emplois publics » par les effets d’un bilinguisme plus répandu au Nord ; « notre argent », par un budget national supposément déséquilibré en faveur de la Flandre ; « notre sécurité » par le choix d’un réduit national à Anvers et la construction de chemins de fer qui favorisent ou, du moins, ne freinent guère une éventuelle pénétration allemande ; « notre liberté » par un système électoral qui favorise la Flandre catholique et enfin « notre langue », en passe d’être mise à mal par les progrès d’un bilinguisme officiel imposé qui, d’après lui, voue les Wallons au sort des Alsaciens-Lorrains.

En conclusion, Jules Destrée estime qu’il y a là « un danger pour l’unité nationale », danger que le Roi ne pourra résoudre ni par « la répression », ni par « la négation » mais bien par la « séparation ». « Une Belgique faite de l’union de deux peuples indépendants et libres, accordés précisément à cause de cette indépendance réciproque, ne serait-elle pas un État infiniment plus robuste qu’une Belgique dont la moitié se croirait opprimée par l’autre moitié ? », ajoute-t-il. Cependant, sur la forme à donner à cette séparation, il entretient volontairement le flou, tant dans sa Lettre que dans ses multiples articles de presse ou ses discours publics. C’est qu’il y a sans doute en Wallonie autant de définitions de ce principe que de partisans.


 

1 C’était le sens du colloque « Deux journées pour un centenaire », organisé les 24 et 25 avril 2012 par l’Université de Liège (service d’Histoire de Belgique), la Province de Liège (Musée de la Vie Wallonne et Fonds d’histoire du mouvement wallon), l’UCL et l’Institut Destrée. Les actes en seront prochainement publiés.

2 Dans sa version originale, la Lettre au Roi peut être téléchargée sur le site de l'Institut Jules Destrée (PDF)


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