Caroline Lamarche : Dans le discontinu de la vie

Après cinq ans de silence, Caroline Lamarche revient avec La Chienne de Naha, un roman mêlant souvenirs d’enfance et récit de voyage au Mexique. Une réussite éblouissante de justesse et de beauté.

chienneUn roman juste et équilibré

Les deux précédents livres de Caroline Lamarche, Karl et Lola et La Barbière, s’apparentent à des contes plus qu’à des romans et datent de 2007. Et le dernier vrai roman de l’écrivaine, Carnet d’une soumise de province, était sorti de presse en 2004. Ces longues années de silence romanesque n’auront pas été vaines : elles ont permis à la romancière de peaufiner son écriture et d’atteindre une forme de perfection qui fait tenir aux critiques des propos élogieux tout à fait justifiés. Ainsi, Bertrand Leclair, en première page du Monde des Livres, parle-t-il du « neuvième et très beau livre de Caroline Lamarche » dans lequel « l’écrivain belge confirme la puissance onirique de son écriture » 1. Ainsi, Jeannine Paque déclare-t-elle dans Le Carnet et les Instants : « Roman de la maturité, La Chienne de Naha serait comme une somme. Non pas qu’il soit le terme d’un parcours, mais parce qu’ici Lamarche rassemble le meilleur de ce qu’elle peut donner en une sorte de synthèse bien plus inaugurale que conclusive »2.

Le roman que Caroline Lamarche vient de faire paraître aux éditions Gallimard témoigne en effet d’une maîtrise parfaite de l’art romanesque : La Chienne de Naha invente un équilibre inédit et fascinant entre l’intensif et le ténu, la violence et la douceur, l’ici et l’ailleurs, le passé et le présent, la proximité et l’éloignement, l’archaïque et le moderne, le récit et la description, l’aventure et le quotidien, la littérature et la vie, le masculin et le féminin ou l’amour et… le manque d’amour. Éclairant ce foisonnement, deux thèmes principaux nourrissent le récit : des souvenirs d’enfance centrés autour du personnage de Lucía, double de la mère et bonne espagnole, et un voyage récent au Mexique, qui est dépeint en évitant toute trace d’exotisme à bon marché.

Même s’il n’a jamais mis les pieds au Mexique et même si, a fortiori, il ne sait rien de l’enfance de Caroline Lamarche, le lecteur est pris par un sentiment de grande justesse en lisant La Chienne de Naha, tant la narration paraît équilibrée dans sa richesse même, tant les détails, les croquis, les anecdotes qui se succèdent semblent naturels et précis, tant la narratrice inspire confiance par son honnêteté vis-à-vis d’elle-même, d’autrui, de ses idéaux meurtris et de ses anciennes illusions. Si l’on comprend vite qu’elle a perdu la foi de son enfance, elle ne regarde pas les bonnes sœurs qui l’hébergent au Mexique à travers son propre parcours spirituel. Si son intérêt pour la condition des femmes ne se dément jamais, elle ne condamne pas explicitement les hommes qui profitent de l’inégalité sexuelle. Si elle se plaint de Maria, sa compagne de voyage, ou de Gilles, son amant, elle sait aussi reconnaître ses torts. Le ton paraît ainsi toujours juste et mesuré.

Fragments

Ce sentiment de justesse produit par le texte tient aussi peut-être à sa structure fragmentée, qui en fait un roman tout à fait moderne : le texte est en effet composé de courts chapitres se succédant comme autant de petits contes ou de petits tableaux, en jouissant d’une autonomie partielle (mais pas totale, nous allons y revenir). Ils portent d’ailleurs chacun un sous-titre. Ce dispositif permet d’éviter la lourdeur des transitions. Or celles-ci sont peut-être les lieux les plus criants du mensonge et de la reconstruction. Le mensonge est inévitable : toute écriture est une réécriture du réel, une traduction (donc une trahison), un choix dans les événements à retenir, une réorganisation, etc. Mais la disposition en fragments atténue quelque peu le caractère forcé d’un récit, en permettant au lecteur de donner sens par lui-même à la juxtaposition des différents chapitres. Il s’agit de la même différence qu’entre la photographie et le film : la première de ces deux captations du réel laisse plus de marge de manœuvre que la seconde à l’esprit du récepteur.


 

1 Bertrand Leclair, « Caroline Lamarche. La part sauvage », dans Le Monde, 17 février 2012.

2 Jeannine Paque, « Redéfinir l’écriture », dans Le Carnet et les Instants, n°170, février 2012, p. 96.

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