Caroline Lamarche : Dans le discontinu de la vie
© M.F. Plissart

MFPlissartStructure souple et complexe

Cependant, ce sentiment de justesse, obtenu en partie par la fragmentation, est lui-même un leurre et il ne devrait pas nous faire penser que Caroline Lamarche a cédé à une sorte de facilité contemporaine, et n’a pas pris ses responsabilités narratives sous prétexte de laisser au lecteur un peu de liberté. Au contraire, La Chienne de Naha, comme le note encore très justement Jeannine Paque, est « un objet hautement littéraire où domine la fonction poétique et dont le dispositif narratif a une importance telle qu’on ne peut l’apparenter à la démarche autobiographique ni même à l’autofiction, alors que c’est sa personne tout entière que l’auteure engage dans cette entreprise »3. Le roman obéit en effet à un dispositif narratif à la fois simple et complexe. Simple parce que le texte est d’une grande limpidité et qu’on y entre très facilement, happé par les phrases qui se suivent allégrement. Simple parce que les chapitres sont courts et qu’ils se dévorent facilement les uns après les autres. Complexe si l’on y prête garde : les fragments ne s’additionnent pas au hasard et correspondent à une construction sophistiquée.

Quatre types de liens, au moins, se tissent, en effet, entre les chapitres. Les uns sont linéaires, géographiques et chronologiques : l’autonomie relative des fragments n’empêche pas une ligne chronologique globale de se dégager : avant, pendant et après le voyage au Mexique. Et au cours de ce voyage se dessine de grandes étapes géographiques : Mexico, Oaxaca, Etla, Copala, noms de lieu qui titrent les grandes parties du roman. Le lecteur ne risque donc pas de s’égarer.

Le deuxième type de lien est de l’ordre de l’emboîtement, mais d’un emboîtement complexe lui aussi, qui voit le contenant devenir contenu et vice versa, comme dans un dessin d’Escher. Ainsi, passée la retranscription d’un conte indien du Mexique, le roman s’ouvre sur l’évocation du personnage de la mère de la narratrice, qui appelle celui de son amant ; le souvenir de la première nuit d’amour avec celui-ci glisse sur celui d’une conversation où il est question de la mère et de son double, Lucía, la bonne espagnole… L’amant est dans la mère, mais la mère est dans l’amant tout comme Lucía est dans la mère, tandis que la mère est dans Lucía. Le roman progresse ainsi à la façon d’une bande de Moebius.

Un troisième type de lien est de l’ordre du saut. Des ponts de toutes natures ne cessent d’être jetés entre les deux rives principales du récit : les souvenirs d’enfance et le voyage contemporain au Mexique. Certes, selon la ligne chronologique du premier type de lien, l’enfance occupe surtout le début du livre et le voyage vient ensuite, mais celle-là rejaillit régulièrement dans celui-ci, selon différentes associations narratives. Il s’agit parfois d’associations thématiques : au Mexique, la narratrice retrouve María, la fille de Lucía, ce qui justifie certains souvenirs. Les sensations servent parfois également de transition : telle odeur, tels bruits de balais, appelant certaines réminiscences. Ou bien la présence d’animaux : une grenouille mexicaine réveille la mémoire d’une grenouille du passé. D’autres associations, de nature automatique, s’avèrent plus sémantiques que thématiques : le mot « enceinte » émerge subitement et relance la mémoire de la narratrice qui contemple un mur lors de la visite d’un site indien (le lecteur comprendra plus loin le sens de cette association). Parfois, enfin, le saut paraît injustifié, abrupt, purement arbitraire, le passé surgissant au Mexique sans crier gare, de façon tout à fait surprenante.

Un quatrième type de lien est musical dans son fonctionnement : il s’agit de leitmotivs qui réapparaissent çà et là, comme celui de l’enfouissement, ou du prénom « Lucía » dont se pare une petite mendiante mexicaine, ou encore de deux références littéraires : le conte indien qui ouvre le livre et Au-dessous du Volcan, le chef-d’œuvre de Malcolm Lowry.

L’ensemble jouit donc d’une grande cohérence paradoxale, d’un bel équilibre (nous y revoilà) entre les deux dangers qui menacent l’homme selon Paul Valéry : l’ordre et le désordre. Il ne s’agit pas que d’une question d’esthétique narrative : pareille construction porte en elle une réflexion implicite sur la linéarité même de l’existence humaine. « L’homme n’a pas une seule et même vie, écrivait Chateaubriand, il en a plusieurs mises bout à bout, et c’est sa misère. » Sommes-nous toujours les mêmes aux différents âges ? Doit-on opposer la continuité de l’être au discontinu de la vie ? Telles sont les questions qui traversent en silence La Chienne de Naha.

Le dernier chapitre du roman est particulièrement intéressant à cet égard : il se construit par une sorte d’accumulation thématique en réunissant en lui tous les aspects du roman. Le thème de l’amour s’y glisse et paraît pouvoir résoudre les tensions. Comme dans une partition de Beethoven, cette résolution se fait attendre jusqu’à un point de rupture, puis surgit in extremis et l’on ferme le livre en se disant : « C’est magnifique ! »

Style

Quelques mots sur le style, qui participe lui aussi à la réussite de ce roman. Là encore, Caroline Lamarche atteint une manière d’équilibre : les phases de dépouillement alternent avec les flèches métaphoriques intenses et profondes. Le lecteur est pris par la main : les phrases se succèdent rapidement sous ses yeux, quand soudain l’une d’elles l’arrête, si bien qu’il a envie de la retenir pour sa beauté propre (comme « Je suis une goutte de temps dans un corps à l’étroit »). Après quoi, le train des phrases repart de plus belle. Caroline Lamarche marche sur une frontière qu’elle a inventée entre la poésie et le réalisme, rapprochant ainsi deux terres littéraires opposées, aussi éloignées l’une de l’autre que la France de son enfance et le Mexique d’aujourd’hui.

Mais encore…

Ce roman, qui invente des frontières communes entre les antipodes, pourrait donner lieu ici à encore bien des commentaires. Il faudrait souligner la beauté, la nuance et la richesse des portraits de femmes qui y sont brossés. Le rapport à l’écriture et à la littérature mériterait lui aussi une étude à part entière. Au niveau du récit, La Chienne de Naha pourrait être décrit comme une quête, qu’il faudrait qualifier (humaine ? existentielle ? amoureuse ? mémorielle ?). Enfin, les liens examinés ici pourraient être prolongés jusque dans le reste de l’œuvre de l’écrivaine, que ce roman éclaire d’un jour neuf. Mais il est temps de laisser le lecteur, qui nous aurait suivi jusqu’à cette phrase, le loisir de jouir de sa liberté et de se faire sa propre opinion en ouvrant le dernier roman de Caroline Lamarche, si juste, si riche et si beau, La Chienne de Naha.

Laurent Demoulin
Mars 2012

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.


 

3 Ibidem.

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