Encore un effort pour être laïques...

La présence de plus en plus visible de l'islam tend à aiguiser –et malheureusement aussi, à dévoyer – les nécessaires débats au sein de notre société sur ce que signifie « être laïque ». Mais les divergences entre laïques sont bien réelles : non seulement, il y a trop souvent confusion entre laïcité philosophique et laïcité politique, mais il peut y avoir de solides différences d'opinion sur ce qu'impliquent l'une et l'autre.

Les ambiguïtés de la laïcité

La laïcité telle qu'elle se pratique en Belgique (et, à bien des égards, en France) est une notion ambiguë. Cela s'exprime bien dans les statuts du CAL (Centre d'Action Laïque) qui présente la laïcité sous deux angles différents : d'une part, c'est un aspect de l'organisation démocratique de l'État (l'État doit être neutre à l'égard de toutes les convictions religieuses et philosophiques) ; d'autre part, c'est une forme de conviction philosophique (le refus de toute idée de transcendance dans la conduite de sa vie personnelle).

Il est courant de désigner ces deux conceptions par les expressions de « laïcité politique », d'un côté, de « laïcité philosophique » de l'autre. Mais cela ne suffit pas à faire disparaître les confusions et contresens liés à l'usage d'un même mot pour deux concepts qui ne se recoupent que très partiellement. En tant qu'individu, chacun d'entre nous peut être laïque à la fois sur le plan philosophique (il est athée ou agnostique) et sur le plan politique (il défend la conception d'un État neutre par rapport aux convictions philosophiques et religieuses). Un État, par contre, ne peut être les deux à la fois : s'il se déclare philosophiquement laïque, donc, adhérant à une conception athée ou agnostique, il cesse forcément d'être politiquement laïque, puisqu'il privilégie une conviction parmi d'autres. C'était le cas, par exemple, des anciens pays du bloc soviétique qui pratiquaient un athéisme d'État et n'étaient donc en aucune façon des États laïques.

Symétriquement, une personne peut parfaitement être tout à la fois croyante et (politiquement) laïque : elle adhère personnellement à une conception religieuse de la vie mais défend l'idée d'un État neutre par rapport aux convictions des uns et des autres. C'est une évidence qu'une partie des laïques (pas tous, bien sûr) ont bien du mal à admettre. Pourtant, cette alliance de la conviction religieuse et de la laïcité politique est probablement, au total, l'attitude la plus répandue dans un pays comme la Belgique. Ainsi, un chrétien peut parfaitement estimer que, pour lui personnellement, l'avortement constitue un péché et, dans le même temps, respecter la loi belge qui autorise l'avortement. Dans ce cas, respecter la loi n'implique pas adhérer à la philosophie qui la sous-tend (le libre choix de la femme). Cela signifie seulement qu'on s'interdit de contester la loi en question autrement que par des moyens pacifiques et démocratiques.

 

L'exigence de la laïcité philosophique

Admettre cette première distinction entre laïcité politique et laïcité philosophique (qui n'est pas toujours simple) constitue assurément la condition nécessaire pour entrer dans les multiples débats sur la laïcité. Cela permet aussi, me semble-t-il, de hiérarchiser les deux concepts : la laïcité politique touche à l'organisation même de la société et des rapports entre l'individu et l'État, elle est dès lors première par rapport à la laïcité philosophique, qui engage essentiellement chaque individu par rapport à lui-même.

Cela n'implique pas que chacune des notions, prise isolément, soit univoque et simple à mettre en œuvre. Ainsi, la laïcité philosophique est souvent assimilée à l'athéisme (ou à l'agnosticisme religieux). Mais on peut aussi défendre que c'est là une version trop peu exigeante : il ne suffit pas de dire que l'on ne croit pas en Dieu pour être philosophiquement laïque. Il faut aussi, à mon sens, récuser toute conception dogmatique de la vérité. À ce titre, il peut y avoir d'authentiques « croyants » parmi les athées : adhérer à une conception dogmatique de la « vérité » scientifique peut à certains égards s'apparenter à une forme de religiosité. Cette attitude, répandue chez les scientistes du 19e siècle, n'a pas totalement disparu aujourd'hui. Ainsi, la manière dont se mène le « combat » contre le créationnisme dans les opinions publiées dans les journaux ou sur le net (voire, parfois, dans les magazines scientifiques) ressemble trop souvent, en version inversée, au combat de l'Église de la fin du Moyen Âge contre la science moderne naissante : on oppose la vérité scientifique à l'erreur religieuse un peu comme on aurait opposé, il y a cinq siècles, la « vérité » divine à « l'erreur » humaine. Or, le propre de la démarche scientifique, et sa grandeur, c'est précisément de se penser comme savoir humain, toujours faillible et provisoire, et tirant son efficacité même de la conscience de sa fragilité. Comme le montre bien, par exemple, le biologiste Stephen Jay Gould, l'erreur est un moment essentiel du processus de construction de la connaissance, parce que c'est à travers nos erreurs que nous apprenons. À trop opposer la « vérité » évolutionniste et « l'erreur » créationniste, on oublie que ce dont il s'agit, c'est précisément d'apprendre à construire, par essais et erreurs, la représentation provisoire raisonnablement la plus adéquate aux faits dont on dispose. Lever bien haut l'étendard de la « vérité » scientifique pour discréditer le contenu du créationnisme, c'est prendre le risque d'en valider la démarche : l'opposition de deux vérités dogmatiques.

L'argument n'est ici qu'esquissé mais il fera prendre conscience, j'espère, que la laïcité philosophique est bien autrement  exigeante que ce que l'on croit généralement.

 

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