Encore un effort pour être laïques...

La neutralité de l'espace public et le contresens sur la laïcité politique

Venons-en maintenant à la laïcité politique. Elle exige que l'État se tienne à « équidistance » de toute forme de conviction philosophique ou religieuse. En fait, cela revient à exiger un État « agnostique » au sens fort : il permet à chaque conviction de s'exprimer (dans le cadre de la loi) sans en privilégier aucune.

Projet de Loi 1905 République française
Projet de loi - République française, 1905

 

La neutralité est bien une exigence qui s'adresse à la puissance publique : elle témoigne que l'État traitera impartialement chacun de ses citoyens, quelle que soit sa religion. L'exigence de neutralité peut légitimement contraindre certains fonctionnaires à s'abstenir, dans l'exercice de leur fonction, de toute manifestation à caractère religieux. Ainsi, un juge qui porterait ostensiblement une croix lors d'une audience pourrait amener le justiciable à penser qu'il ne sera pas traité équitablement s'il est, par exemple, athée ou musulman. De la même façon, une croix dans une salle d'audience pourrait indiquer que le tribunal ne sera pas impartial et que ses jugements pourraient être dictés en partie par une « morale chrétienne ».

Savoir si cette exigence de « réserve » doit être étendue à tous les agents des services publics est une question qui mérite débat. Est-ce qu'une nettoyeuse par exemple, pourrait être suspectée de moins bien traiter les bureaux des catholiques ou des protestants parce qu'elle porterait un foulard islamique ? La question mérite au moins d'être posée. De même, un employé communal sera-t-il suspect de partialité parce qu'il porte une kippa ? Là également, on peut discuter.

En revanche, il y a une équivoque à lever absolument : l'exigence de neutralité s'adresse bien à la puissance publique et en aucun cas aux citoyens ordinaires. Le citoyen « ordinaire » est précisément celui qu'il s'agit de protéger contre la possible partialité de l'État. Lui imposer, à lui, un devoir de réserve est parfaitement contraire à l'esprit du principe de neutralité. Pire : c'est nier un de ses droits démocratiques fondamentaux, à savoir la libre manifestation de ses convictions religieuses (article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme). Le principe de neutralité impose donc une stricte séparation entre les détenteurs de la puissance publique, qui peuvent y être soumis (dans certaines circonstances) et les citoyens ordinaires, que ce principe sert justement à protéger et à qui, par définition, il ne s'applique pas.

Or, précisément, une confusion certaine s'est glissée dans les débats par l'introduction de la notion d'espace public : ce serait « l'espace public » qui devrait être neutre et pas seulement l'autorité publique. Par extension, ce vocable peut désigner tout et n'importe quoi. Par exemple, certains estiment que les citoyens ordinaires devraient respecter une sorte de « neutralité d'apparence » lorsqu'ils se trouvent dans des bâtiments publics. Mais au nom de quoi ? En quoi risquent-ils de porter atteinte à la neutralité de l'État, puisqu'ils ne le représentent pas ? (On laissera de côté ici la question de l'école, qui demanderait une discussion spécifique). D'autres vont jusqu'à défendre que les citoyens doivent s'abstenir de toute expression religieuse en dehors de l'espace strictement privé du foyer et du cercle familial. Là, évidemment, cela n'a plus rien à voir avec la laïcité : il s'agit de faire retourner la religion à la clandestinité, c'est-à-dire d'instaurer une censure parfaitement contraire aux droits de l'homme.

Il y a donc un contresens, plus ou moins grave, sur la notion de neutralité, lorsqu'on glisse du concept de « neutralité de l'autorité publique », qui peut avoir un sens clair, à celui de « neutralité de l'espace public », dont l'extension peut aller jusqu'à imposer rien de moins qu'une dictature.

Ce contresens est sans doute activé par la présence visible de l'islam dans notre « espace public », précisément, mais il n'en dépend pas. Il manifeste que l'on peut mettre derrière la notion de « laïcité » des conceptions profondément différentes de la démocratie et que la clarification sur la laïcité politique est plus essentielle que jamais.

 

Marc Jacquemain
Février 2010

 

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Marc Jacquemain enseigne la sociologie des idéologies, des processus démocratiques et des identités contemporaines à l'Institut de Sciences Humaines et Sociales de l'ULg. Il est co-éditeur du livre Du bon usage de la laïcité.


 

Du bon usage de la laïcité

 



Sous la direction de Marc Jacquemain et de Nadine Rosa-Rosso
Du bon usage de la laïcité
Coll. Grande bibliothèque
Paris, Éditions Aden, 2008

Voir l'article consacré à cet ouvrage, par Marie Liégeois,
sur le site «Reflexions»


 

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