Islam, « pouvoir de Dieu », et « pouvoir de César »...

 

Jésus disait à ses disciples qu'il fallait « rendre à César ce qui revient à César et à Dieu ce qui revient à Dieu ». En contexte chrétien, une telle affirmation a servi tantôt à sacraliser l'autorité, tantôt à justifier un principe de séparation. La manière dont l'islam aborde ces questions est souvent caricaturée. Or, ce système n'est pas aussi réfractaire à la séparation du politique et du religieux que le pensent ceux qui enferment les débats dans une opposition radicale entre un islam éternel et un occident chrétien tout aussi éternel qui aurait été à l'origine de la modernité. L'analyse de la place de ce qui est politique ou politisable dans les faits fondateurs de l'islam permet de ne pas tomber dans les pièges tendus par une certaine vision du « choc des civilisations ».

« Rendre à César... » : une mise au point

 

En contexte chrétien, la recommandation de « rendre à César ce qui lui revient et à Dieu ce qui lui revient » n'a pas toujours été comprise comme un principe de séparation du politique et du religieux. Si c'était le cas, comment expliquer que le monde chrétien n'ait connu cette séparation — que certains continuent à contester — qu'au 20e siècle et pas dans tous les pays à dominante chrétienne ni de la même façon ? Certes, les premières communautés chrétiennes ont revendiqué, jusqu'à l'Édit de Milan en 313 sous le règne de Constantin Ier, la séparation de la « citoyenneté du ciel » et la « citoyenneté dans l'Empire ». Il s'agissait alors de se protéger des persécutions et des discriminations dont elles étaient victimes, au même titre que les juifs, parce qu'elles refusaient de reconnaître la divinité de César.

La Mecque

En cela, elles étaient comme les premiers musulmans à La Mecque, avant l'hégire2, et comme toutes les communautés minoritaires victimes de la confusion ou de la collusion entre l'autorité politique et l'autorité de la religion hégémonique. Leur quête de tolérance, dont elles avaient besoin pour pouvoir exister, ne pouvait que favoriser une telle attitude. En effet, il n'y a que les communautés hégémoniques qui peuvent avoir intérêt à lier politique et religion, pour faire du premier un auxiliaire de leur hégémonie. Au contraire, les minorités ont tout intérêt, sinon à séparer, du moins à distinguer les deux instances, quitte à sacraliser l'autorité politique, pourvu qu'elle les laisse observer librement leurs cultes et leurs croyances. C'est d'ailleurs le sens de la recommandation de Jésus à ses fidèles lorsqu'il leur demandait de rendre à César ce qu'il lui revient et de rendre à Dieu ce qu'il lui revient.


Saint-Paul, dans son Épître aux Romains (13.1-7), précise le sens de l'obéissance due à César comme à toute autre autorité en disant : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. C'est pourquoi celui qui résiste à l'autorité résiste à l'ordre de ce que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes. » Il ajoute dans le même sens : « Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains ; car ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. Il est donc nécessaire d'être soumis, non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience. C'est aussi pour cela que vous payez les impôts. Car les magistrats sont des ministres de Dieu entièrement appliqués à cette fonction. Rendez à tous ce qui leur est dû : l'impôt, à qui vous devez l'impôt, le tribut, à qui vous devez le tribut, la crainte, à qui vous devez la crainte, l'honneur, à qui vous devez l'honneur ».

C'est cette lecture qui a permis l'interprétation du célèbre « rendre à César ce qui lui revient et à Dieu ce qui lui revient » comme un principe de sacralisation de l'autorité, avant d'y découvrir, a posteriori, un principe de séparation, mais uniquement là où cette séparation était devenue une réalité à laquelle il était nécessaire de s'adapter. Ailleurs, et jusqu'à un passé assez récent, « rendez à César ce qui revient à César, et rendez à Dieu ce qui revient à Dieu » a servi à sacraliser l'autorité. 

 

Le « verset des princes » : un équivalent coranique ?

C'est également le cas du « verset des princes » dans le Coran (4, 59 et 80) : « Obéissez à Dieu, à son Prophète et à ceux qui ont la charge des affaires parmi vous ». Mais il faut souligner que le Coran prescrit en outre l'obligation pour le chef de « consulter » ceux qu'il dirige (3/159), et demande instamment aux musulmans de se consulter entre eux (42/38).

Verset des Princes
ULg, Bibl. Fac. Philosophie et Lettres, ms 5001, Coran, Turquie, 1847, ff. 59 v°-60. Le Verset des Princes figure au bas de la page de droite.

Les interprétations favorables à la séparation du politique et du religieux existent bel et bien. Elles ne datent pas d'aujourd'hui. Mais les réalités islamiques, là où l'absence de démocratie ne permet pas au politique d'avoir une autre légitimité que celle que lui procure la connivence avec les gardiens de telle ou telle orthodoxie, ne sont pas propices au triomphe des interprétations favorables à la séparation du politique et du religieux.

Les minorités musulmanes, exposées à la discrimination et à la persécution que leur réservaient les adeptes d'autres religions ou leurs co-religionnaires d'autres obédiences, ont, de tout temps et comme toutes les minorités de toutes les religions, distingué allégeance politique et fidélité spirituelle. Bon nombre de musulmans ne s'en rendent pas compte, parce qu'ils sont englués dans les conceptions et les réalités entretenues depuis des siècles par des pouvoirs qui ont usé et abusé de l'instrumentalisation politique du religieux. Mais bon nombre de spécialistes des questions religieuses ne s'en rendent pas davantage compte.




 
1 Ce qui ne peut être fait en détail ici.
2 L’hégire désigne le moment où Mohamed a quitté La Mecque pour Médine. C’est le début de l’ère des musulmans, qui correspond à l’année 622 de l’ère commune.
 
Photo du haut : ULg, Bibliothèque générale de Philosophie et Lettres, ms 5003, Livre de Prières, Turquie, 1826,ff. 32v°-33, La Mecque et Médine 

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