Islam, « pouvoir de Dieu », et « pouvoir de César »...

C'est d'autant plus étonnant que l'interprétation du verset des princes, dans un sens favorable à la séparation du politique et du religieux, se trouve corroborée par des traditions célèbres, rappelées par les penseurs musulmans qui ont prôné ce genre de lecture. Parmi ces traditions, les plus célèbres sont les hadîths3 distinguant ce qui relève de la religion et ce qui relève des questions mondaines ou séculières : « Pour ce qui est des affaires de votre religion, cela me revient ; pour ce qui est des affaires de votre monde ici-bas, vous êtes mieux à même de le savoir » et « Je ne suis qu'un homme, si je vous ordonne quelque chose de votre religion, suivez-le. Si je vous ordonne quelque chose relevant de l'opinion, je ne suis qu'un homme ».

Même s'il est difficile d'affirmer, sur la base des versets coraniques et des faits fondateurs de l'islam, que le statut du politique a été, clairement et sans équivoque, tranché dans le sens de la séparation de l'État et de la religion, il est important de noter que le lien établi entre « les affaires du monde » et l'obligation de « consultation » accorde une place importante à l'avis de ceux qu'on doit consulter. Or, ce ne sont ni des Dieux, ni des Prophètes, ni des dépositaires d'un quelconque pouvoir religieux. Si l'on se réclame de l'idée selon laquelle il n'y a pas en islam de place pour des intermédiaires entre le croyant et son dieu, il ne saurait y avoir, en conséquence, de dépositaires de l'autorité divine.

 

La sharî`a : une « loi édictée par Dieu » ?

Prenons l'exemple de la sharî`a. L'étymologie du mot renvoie à l'idée de source d'eau et de voie menant à la source. Par extension, les différents exégètes musulmans l'ont interprétée comme voie de salut proposée aux humains, tout autant que comme source de sens et de valeurs. Le champ sémantique de loi et de droit ne s'est imposé que très tardivement, avec l'apparition des codifications juridiques inspirées par les conceptions de l'État-nation moderne et avec l'avènement d'une volonté d'unifier les juridictions séculières, coutumières et religieuses. Une telle évolution est liée à la volonté des pouvoirs politiques de légitimer par la religion des codes présentés comme étant « la loi édictée par Dieu ». C'est en fait l'occultation ou l'ignorance des significations originelles et les plus courantes de la notion de sharî`a qui a présidé à son usage politico-idéologique contemporain. C'est ce qui permet le glissement de son sens général, renvoyant à la religion comme « voie », « source », ou « réservoir de sens et de valeurs » – sens qui s'applique à toutes les religions – à celui de « loi islamique » et de « droit musulman », avec l'illusion – voulue, entretenue ou subie – qu'il s'agit d'une normativité juridique implacable, intangible, immuable et sacrée – comme le Coran dont elle serait directement tirée.

Coran
ULg, Bibliothèque générale de Philosophie et Lettres, ms 5003, Livre de Prières, Turquie, 1826, page de titre

Autorité et consultation sont les deux pôles de toute formation étatique, selon le Coran. Selon l'intensité qui est placée sur l'un ou l'autre, diverses formes d'organisation politique sont possibles. On ne peut dès lors trouver d'argument selon lequel un « système politique », un « État » ou un « gouvernement » islamiques seraient, en tant que tels, antinomiques avec ceux que le « génie occidental », depuis les antiques cités grecques, et/ou le « génie chrétien », auraient donné à « l'humanité civilisée »... L'affirmer contribue à alimenter le discours des prophètes du « choc des cultures », voire des civilisations...

Mohamed Cherif Ferjani
Février 2010

crayon

 Professeur à l'Université Lyon2, Mohamed Cherif Ferjani est l'auteur de travaux sur l'islam et les relations entre le politique et le religieux dont : Islamisme, laïcité et droits de l'Homme, 1992, Les voies de l'islam : approche laïque des faits islamiques, 1996, Le politique et le religieux dans le champ islamique, 2005.


 

 
Islam Voies de l'islam Champ islamique

Mohamed Cherif Ferjani
Islamisme, laïcité et droits de l'Homme
Paris, L'Harmattan, 1992

Les voies de l'islam : approche laïque des faits islamiques
Besançon, CRDP de Franche Comté, 1996

Le politique et le religieux dans le champ islamique
Paris, Fayard, 2005.

 

 


 

3 Ce terme désigne les traditions rapportant les actes et paroles du prophète considérés comme des exemples à suivre et qui forment le second fondement de l'islam après le Coran.

Photos © Université de Liège-Michel Houet, 2010.
 

 

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