Un metteur en scène de la Schaubühne fait travailler des étudiants de l'ESACT

Parallèlement à l’année que l’Université de Liège dédie au renforcement des relations entretenues avec l’Allemagne, l’École Supérieure d’Acteurs de Liège (ESACT) continue une collaboration vieille de six ans entre ses étudiant acteurs, et des metteurs en scène venant d’une école allemande (Ernst Buch). Sept étudiants du conservatoire de Liège (Aurélie Alessandroni, Olivier Bonneaud, Birsen Gülsu, Gianni La Rocca, Mathilde Lobet, Lea Romagny, Annah Schaeffer) travaillent actuellement avec Jan-Christoph Gockel, metteur en scène associé à la Schaubühne, et Laurenz Leky, un de ses acteurs, sur une création basée sur Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Du 17 au 19 décembre, ils présenteront à l’ESACT les résultats de leur travail, dont l’accès, libre, est ouvert à tous.

esactL’histoire de cette rencontre remonte à 2007, lors d’un workshop dirigé par Thomas Ostermeier, metteur en scène et co-directeur de la Schaubühne de Berlin, dans le cadre du Festival de Liège. Cet atelier réunissait six lauréats de trois écoles belges (ESACT, INSAS, RITS), dix étudiants en dernière année de l’ESACT, et quatre étudiants allemands en mise en scène, venant de la Ernst Busch. Cet atelier, fruit de la collaboration entre le Festival de Liège, Théâtre & Publics et l'ESACT, et les différentes écoles concernées, s’est décliné en quatre projets, réunis sous le titre États d’urgence1. Jan-Christoph Gockel était du nombre des étudiants allemands, et a travaillé pour l’occasion avec Fabrice Murgia (collaboration qui contribuerapour le jeune acteur-metteur en scène belge à la création du Chagrin des Ogres2 ). Suite à ce travail, Ostermeier propose à Gockel de devenir metteur en scène associé à la Schaubühne, et c’est sous ce titre qu’il est revenu à Liège en 2012, pour nous présenter Le Talentueux Mr. Ripley.

Festival de Liège 2007 /ESACT/Théâtre et Publics / Etats d’Urgence  de F. Richter/Mise en scène : Jan-Christoph Gockel/ Fabrice Murgia, Amandine Carlier et Émilienne Tempels

En cette fin d’année 2013, année que l’ULg dédie à l’Allemagne, Gockel répond à l’invitation de Nathanaël Harcq, directeur de l’ESACT, et accepte de travailler avec les étudiants du Conservatoire de Liège. Pour Harcq, ce projet devait permettre aux étudiants travaillant sur le projet de pouvoir expérimenter ce qui fait la spécificité du jeu allemand, qu’il pressentait différent de celui enseigné ici, notamment par un côté plus « brut ». La collaboration devait préciser ces impressions. Mais à côté de l’avantage purement pédagogique de la rencontre, et des possibilités professionnelles qu’elle ouvre, Harcq considère que l’invitation d’artistes étrangers occasionne des bouleversements qui bénéficient également à l’institution théâtrale elle-même. La confrontation entre des méthodes et des points de vue différents obligent à repenser chacune des pratiques théâtrales en présence, au niveau de la formation de l’acteur bien sûr, mais aussi au niveau du mode de fonctionnement de l’institution qui l’assure et qui doit voir, selon le directeur de l’ESACT, « l’ouverture et la mise en crise » comme deux vertus lui permettant de refonder ses choix.

Cependant, Gockel cerne difficilement ce qui fait la spécificité de la pratique allemande du théâtre, et ne se considère nullement comme pédagogue. Reste qu’il est bien intéressé par la possibilité de travailler avec des acteurs belges. Il envisageait une création autour de l’œuvre de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, et montait déjà un monologue avec Laurenz Leky, un de ses acteurs fétiches, à partir d’une interview de Siegfried Muller, dit « Kongo Muller », ancien soldat allemand, devenu par la suite mercenaire et dépêché en Afrique, qui raconta devant la camera, ivre, les massacres qu’il y perpétra. Désireux d’approcher par son théâtre les problèmes qui continuent de soulever l’Afrique Centrale, l’histoire coloniale de la Belgique l’intéresse tout naturellement, et quelle meilleure approche que celle de travailler directement avec ceux qu’elle concerne ?  Il faut donc trouver un compromis.

Une solution est adoptée qui semble bien être à l’avantage de tous les protagonistes de la rencontre. Gockel, accompagné par Leky, vient à Liège pour donner forme à son projet sur  l’œuvre de Conrad, à travers un travail de cinq semaines avec les étudiants de l’ESACT. Les apprentis acteurs expérimentent alors un travail de création, basé non pas sur l’illustration du texte de Conrad, mais sur le mélange hétéroclite que celui-ci suscite chez chacun des participants. Pas de construction psychologique préalable à la construction des personnages donc, ni découpage préétabli de l’action, par contre, chacun a l’occasion d’investir la scène de ce qu’il a mis dans le livre. Se croisent alors les histoires personnelles, recueillies lors d’interview, des associations insolites dévoilées par le jeu de l’improvisation, les documents d’époques récupérés cà et là, etc. Ces matériaux divers se mêlent dans le passage rapide des phases de recherches, effectuées autour de la table, aux phases d’expérimentation, jouées sur le plateau. Leky, qui joue avec les étudiants, amplifie cette dynamique singulière. Ce va-et-vient frénétique, rythmé par l’usage simultané de trois langues – le français, l’anglais et l’allemand –, n’exclut pas la direction du projet, et la conscience qu’il faut tenir la bride aux explosions suscitées se marque par le temps, volé aux pauses, pris pour reconsidérer ce qui vient de se manifester. Ces retours réflexifs assurent une direction à ce qui sera expérimenté ensuite, tout en permettant de fixer ce qui fut fait pour en capter l’énergie, et l’empêcher de se dissoudre dans le flux des essais.

Gockel - Au coeur des ténèbres2Si les élèves, non habitués à un tel emballement des lieux dédiés à la recherche et au jeu, enrichissent leur formation par l’appréhension de cette manière particulière de travailler, l’expérience profite également au metteur en scène invité. Car lorsqu’il travaille dans les grandes structures allemandes, il doit composer avec les exigences d’efficacité de ces grands centres. Si la créativité est loin d’y être muselée, elle ne peut toutefois pas s’exprimer inconditionnellement. Un plan précis du projet futur doit être très tôt remis et la plasticité du prototype n’est pas absolue. Par contre, lorsqu’il travaille avec les étudiants de l’ESACT, la scène devient un véritable laboratoire, où chaque idée peut être creusée dès son surgissement. Ainsi, par exemple, lors de son dernier spectacle, Grimm. Ein deutsches Märchen, Gockel utilisait des masques et des marionnettes. Il réutilise avec les élèves de l’ESACT un de ces masques, et profite de l’occasion pour en exploiter toutes possibilités. En somme, la rencontre lui permet d’explorer les potentialités des éléments à sa disposition. Un autre point positif lié à la particularité de la rencontre vient du fait qu’en Allemagne, la pratique théâtrale lui paraît très cérébrale, alors que de son point de vue, il est nécessaire de travailler à partir des sensations. Ce que le cadre très spécifique de création permet. Par exemple, la langue que les protagonistes du projet utilisent pour communiquer est essentiellement l’anglais, mais la pièce, elle, est jouée en français. Il n’est dès lors pas possible pour Gockel de contrôler le texte que les improvisations réinventent sans cesse, pas plus qu’il ne lui est possible de maîtriser la prononciation des acteurs qu’il dirige. Ces éléments non maîtrisables, Gockel les accueille avec plaisir, et note que c’est une grande chance que de pouvoir s’y confronter.

À l’heure où s’achève à l’ULg cette année de l’Allemagne, il est heureux de voir que les relations que l’université a tenté de renforcer, durent également en dehors de ses murs.  Et au vu de la richesse que charrie la création autour de l’œuvre de Conrad pour chacun de ses participants (acteurs, metteur en scène, institution accueillant le projet, et, à ne point en douter, les spectateurs), il semble permis d’espérer que les rencontres de ce type continuent de se développer.  

Écrit à partir d’entretiens menés avec Nathanaël Harcq, les étudiants concernés, et Jan-Christoph Gockel.

Bastien Naniot
Décembre 2013

 

crayongris2Bastien Naniot est diplômé en philosophie et étudiant  en Arts du spectacle

 

 


Création d'après Au cœur des Ténèbres, de Joseph Conradt

Les représentations, ouvertes au public, sont prévues les :

Mardi 17 décembre à 19h
Mercredi 18 décembre à 20h
Jeudi 19 décembre à 16h30

Lieu: ESACT, quai Banning, 5 à 4000 Liège

 



1 Pour plus de précisions, voir le compte-rendu de l’atelier par Théâtre & Publics
2 Nancy Delhalle, « Exprimer un état d’esprit. Le Chagrin des Ogres de Fabrice Murgia »,  Alternatives Théâtrales, n°100 (1er trimestre 2009), p. 88.