
L’histoire débute à Wuppertal, patrie hautement recommandable pour tout amateur d’art contemporain. La ville vit l’émergence des arts vidéo (la légendaire exposition de Nam June Paik en 1963), la fondation de la célèbre compagnie de Pina Bausch en 1976 (le Tanztheater Wuppertal), mais aussi la naissance du dramaturge et chorégraphe Raimund Hoghe, en 1949. Ce dernier est d’abord un homme de plume. Pour l’hebdomadaire allemand d’information Die Zeit, il écrit une série de portraits de célébrités, de marginaux ou de petites gens, dont certains reparaîtront en volumes, ainsi que de nombreuses critiques culturelles, témoignant de sa curiosité pour les vies des autres et de son vif intérêt pour tout ce qui peut exprimer la différence.
Sa rencontre avec Pina Bausch en 1979, à l’occasion d’un article qu’il doit rédiger pour la célèbre revue de théâtre allemande Theater heute, lui ouvre de nouveaux horizons. De 1980 à 1990, il devient son dramaturge, marque de son empreinte un certain nombre de créations phares de cette période (Bandoneon en 1980, Nelken – Les Œillets en 1982 ou Viktor en 1986, entre autres), et rapporte cette extraordinaire expérience dans plusieurs ouvrages mêlant les anecdotes et souvenirs de son carnet de travail à un commentaire aigu du travail de Pina Bausch, essayant de mettre des mots sur l’indicible des sensations au cœur du travail de l’immense chorégraphe1. C’est à la fin des années 1980 que Hoghe prend son autonomie artistique, d’abord par l’écriture de quelques pièces pour d’autres, puis, porté par sa rencontre avec Luca Giacomo Schulte qui devient son fidèle collaborateur, par la création de spectacles personnels.
Il met en scène et interprète son premier solo en 1994. Meinwärts est une œuvre forte, qui rend hommage au ténor juif Joseph Schmidt, décédé en fuyant les nazis, et dans laquelle il s’engage totalement, trouvant déjà les lignes de force de son art si particulier.
Young People, Old Voices, 2002
Le spectacle devient le premier volet d’une trilogie consacrée à l’histoire de l’Allemagne de l’après-guerre (Chambre séparée en 1997 et Another Dream en 2000). Si l’écriture ne le quitte pas et s’il travaille occasionnellement pour la télévision allemande, il consacre l’essentiel de son temps à la création chorégraphique, qui lui apporte rapidement une reconnaissance internationale, ses spectacles, souvent primés, circulant énormément entre les continents. Young People, Old Voices (2002), Sacre, The Rite of Spring (2004), Swan Lake, 4 Acts (2005), 36, Avenue Georges Mandel (2007), Si je meurs laissez le balcon ouvert (2010) ou Cantatas (2012) ont ainsi marqué bien des spectateurs.
Un peu trop rapidement étiqueté par la critique comme l’héritier de Pina Bausch, et un peu maladroitement rapproché de la jeune garde française et de la non-danse qui marqua les années 1990 (remise en question du mouvement dansé, rejet de l’institutionnalisation de la création chorégraphique, préférence pour la recherche du geste, proximité des arts plastiques et de la performance), le travail de Hoghe, qui s’étale aujourd’hui sur plus d’une vingtaine d’années, ne se laisse en vérité pas facilement cataloguer et continue de sidérer par son étrange singularité.
Celle-ci est affirmée dès Meinwärts. Raimund Hoghe, après s’être déshabillé en scène, tente, en vain, de rester accroché à un trapèze suspendu au-dessus de lui. Dos au public, il laisse le temps au spectateur de scruter son anatomie, fragilisée par l’effort. Il faut préciser que Hoghe souffre d’une importante déformation de naissance qui l’a rendu bossu. Il ne s’agit aucunement pourtant d’une exhibition provocante ou spectaculaire – nul jeu sur le monstre de foire ici. Tout au contraire, l’affirmation, puissante mais sereine, de la possibilité d’existence et d’expression d’un corps différent.
1 En français, on recommandera Pina Bausch, Histoires du théâtre dansé, L’Arche, Paris, 1987 et Bandonéon, À quoi bon danser le tango ? L’Arche, Paris, 2013.