Le corps exhibé d’une Vénus pudique
Dans son film, Kechiche montre la Vénus Noire réduite à un objet d’exhibition. Les scènes très physiques rendent bien l’étonnement des foules vis-à-vis de son corps de jeune hottentote. Saartje a parfaitement assimilé les exigences qui pèsent sur elle : il faut qu’elle soit Vénus, précisément, sortie des temps les plus primitifs, première de son espèce à être approchée. Et les remarques fusent : « Peut-on lui toucher les cheveux ? » ; « On dirait de la mousse » ; « Elle boit beaucoup » (remarque doucement grotesque, car en effet, si elle a une capacité déroutante à enchaîner les verres de whiskey, on doute qu’il s’agisse là d’un trait caractéristique de sa « race »). Mais la fascination horrifiée n’a pas de limite et la foule redemande à voir ce corps alcoolisé qui vomit : « À boire pour notre Vénus ! » – le corps de la jeune femme se laisse coloniser par l’alcool et le tabac abondamment fournis par les européens. Plus elle boit, plus se dissout son image civilisée, et cela tombe bien car le peuple tient absolument à reconnaître en elle la figure animale qu’il a imaginée. Kechiche semble accorder au whiskey ce pouvoir de favoriser, pour Saartje, une voie menant à cette image de bête qu’il s’agit d’endosser. Plutôt que de plaindre une victime sans moyens à qui l’on fait subir les pires bassesses, le spectateur du film, conscient néanmoins de la violence insupportable de la situation, observe une jeune femme qui saisit très bien le jeu des clichés vulgaires qu’on lui impose et qui y échappe parce qu’elle les déjoue.
Au 19e siècle, le Hottentot ne pouvait espérer des Blancs que des marques de mépris. Le siècle des Lumières n’y était pas pour rien et la célèbre Encyclopédie de Diderot et d’Alembert livrait parmi ses commentaires éclairés une description peu réjouissante : « Hottentots : ce sont des Cafres, qui ne seraient que basanés s’ils ne se noircissaient la peau avec de la graisse et du suif qu’ils mêlent pour se barbouiller. Ils sont couleur d’olive, mais jamais noirs, quelque peine qu’ils se donnent pour le devenir. Leurs cheveux, collés ensemble par leur affreuse malpropreté, ressemblent à la toison d’un mouton noir rempli de crotte5 ». Tout un bestiaire est convoqué : quand ils ne sont pas comparés à des singes, les Hottentots sont de toute façon associés à des bêtes. Avant de s’intéresser à la Vénus Noire, Réaux le parisien faisait profession de montreur d’ours.
Dans le film, les représentations du corps de la Vénus se démultiplient : gravures satyriques, affiches publicitaires, exhibition live de la jeune Hottentote, petites statuettes sculptées par les artisans de Piccadilly, croquis anatomiques, moulage post mortem, reconstitution grandeur nature. L’étonnante silhouette inspire plus d’un faiseur d’image. Tout est fait pour que chacun puisse consommer ce corps, le toucher, en conserver une représentation. En insistant à ce point sur la caricature, Kechiche nous rappelle à quel point nous sommes attachés aux apparences visuelles. Et à quel point nous sommes capables de tordre le réel pour qu’il s’accorde avec les images qui conditionnent notre lecture du monde. À Londres, le spectacle proposé par Caezar aux amateurs de sensations fortes et autres cabinets de monstruosités permet à chacun d’approcher de près les lourdes chairs de la Vénus Hottentote. Le film réserve plusieurs scènes à la mémoire du supplice de Sarah Bartman, qui détestait être offerte aux caresses malveillantes des curieux. Le présentateur du spectacle insiste : « N’ayez pas peur, ça vous rend fertile ! ». Comme les Vénus préhistoriques, la jeune Hottentote, au bassin large et aux seins pesants, est représentée en déesse de la fertilité. « Approchez, touchez ! ». Elle n’est pas seulement une Vénus pour regarder, mais – dès le départ et de plus en plus – une Vénus pour toucher (ce qui l’horripile par dessus tout). Et même une Vénus à goûter quand les soirées dégénèrent.
Pourtant, à l’instar peut-être de son avatar sorti des eaux par le pinceau de Botticelli, la Vénus est une figure pudique. Elle résiste par sa pudeur à l’exhibition de son corps massif. Kechiche insiste sur cette tension. En ouverture du film, une scène inaugurale nous plonge dans l’univers confiné des médecins anatomistes, rassemblés dans un amphithéâtre parisien comme pour assister à un nouveau spectacle de la nature. Au sommet de sa gloire, le naturaliste Georges Cuvier y présente sa fameuse « découverte », statufiée par les soins de ses assistants, artisans anonymes de la science. Pour que sa nudité ne soit pas trop offensive, la Vénus Noire grandeur nature est recouverte d’un drap blanc. L’excitation est à son comble. D’emblée, le film de Kechiche annonce donc ce rapport complexe de la pudeur et de l’exhibition. Et l’on pourrait se contenter de cette idée : Saartje résiste par sa pudeur au spectacle dans lequel elle est prise. Mais le schéma est plus complexe : le réalisateur présente une jeune femme dont la pudeur est presque invisible, secrète, inscrite dans un clignement de l’œil un peu rapide, ou dans un geste de repli trop brutal, à mille lieues de la pudeur stratégique/érotique qui sied au personnage qu’elle incarne (au sens très fort du terme). Car de tradition, une Vénus ne se dévoile que partiellement. Au Quattrocento, Botticelli la présentait dévêtue, conservant une main délicate et gracieuse sur un sein caché aux regards. Dans le film de Kechiche, pour les soirées osées des aristos libertins, on prépare la belle négresse, découvrant un seul de ses seins. On peut sans doute voir là l’un des ressorts les plus communs de l’érotisme. Faire voir, sans tout montrer. Mais aux jeux érotiques, Sarah B. répond par l’indifférence. Elle reste de marbre, bloc de chair apparemment insensible sur lequel coule parfois une larme discrète. La Vénus refuse de jouer le jeu de la coquinerie, ferme à demi les yeux et rentre en elle-même. Si elle refuse d’ôter son pagne, c’est seulement qu’il y a des limites au jeu sordide qu’elle accepte de jouer par besoin et par espoir d’une vie nouvelle. Car elle comprend vite par où passe son salut : pour être autre chose qu’une esclave, il lui faut d’abord montrer le visage primitif d’une vraie sauvage d’Afrique du Sud. On exige d’elle qu’elle fasse voir l’authenticité de son pedigree. Seulement alors, après avoir dompté sa férocité, après s’être progressivement habituée à sa monstrueuse différence, la société européenne lui accordera généreusement l’autorisation de devenir quelqu’un d’autre. Sarah B. doit offrir à l’homme blanc de pouvoir décider en dernier recours de la relever de son infériorité. Elle est comme une poupée que l’on habille (et déshabille) à sa guise, en essayant de lui imposer les valeurs occidentales. Réaux est très habile en la matière et amène sa créature dans l’église de Dieu pour recevoir le sacrement du baptême. Sans rien y comprendre, le visage toujours impassible, un peu farouche tout de même, Sarah B. laisse couler l’eau sur ses cheveux. À Paris, les gens demandent d’ailleurs si la Vénus croit en Dieu. « Elle est baptisée », répond fièrement Réaux. On veut assister à une transfiguration ; voir la bête devenir femme. Du film, on retiendra encore cette autre scène, où un journaliste mondain interviewe Sarah au retour d’une soirée-spectacle parisienne. Il tient à voir en elle des choses que la réalité dément. « Je peux quand même écrire que vous êtes une princesse ? » N’est-ce pas son métier de faire rêver les lectrices ?
5 Cité dans Ibid., p. 24. Malgré ce terrible portrait, dans la France des Lumières, Diderot est l’un des seuls à réagir face aux brutalités que subit le peuple Hottentot, l’incitant à se rebeller. On peut en effet lire dans les Fragments échappés du porte-feuille d’un philosophe : « Fuyez malheureux Hottentots, fuyez, enfoncez-vous dans vos forêts. Les bêtes féroces qui les habitent sont moins redoutables que les monstres sous l’empire desquels vous allez tomber [= les colons Boers]. Le tigre vous déchirera peut-être, mais il ne vous ôtera que la vie. L’autre vous ravira l’innocence et la liberté. Ou si vous vous en sentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces étrangers vos flèches empoisonnées » (cité dans Ibid., p. 32).