La vie d'Adèle, instantanée
Construit sur l'immédiateté d'un présent, La Vie d'Adèle possède néanmoins une lisibilité plus profonde que révèlent ses références littéraires

Présent pur

La Vie d’Adèle, chapitres 1&2 est un film qui se vit constamment au présent, tout entier tourné vers l’immédiat et l’instantané. Le spectateur n’a pas accès à des informations qui lui donneraient un savoir complémentaire à ce qu’il voit, une connaissance anticipée de ce qui va se passer. Kechiche n’utilise ni flashbacks, ni flashforwards ; la structure temporelle du film est rigoureusement linéaire.

Il recourt cependant à l’ellipse pour distinguer trois moments, trois « parties » de La Vie d’Adèle. De manière extrêmement schématique, la première partie, la plus longue, est consacrée à la prise de contact avec Adèle et à son cheminement amoureux avec Emma. La deuxième partie les voit vivre ensemble puis se déchirer. La troisième partie enfin les montre se revoir et s’éloigner inexorablement.

La deuxième partie n’est pas la conséquence d’un fait précis ou d’une attente générée par la première, de même (dans une moindre mesure) que la troisième par rapport à la deuxième. Les différentes parties ne sont que les conséquences du temps qui passe. À l’intérieur de ces parties, le présent règne en maître. L’ellipse renforce l’immédiateté des différents épisodes et évite des causalités trop précises.

Seuls deux éléments nous sont proposés de façon anticipée : la vocation d’Adèle (elle annonce assez rapidement qu’elle veut enseigner) et ce qui fait le substrat du film, à savoir la passion entre Adèle et Emma. En effet, lors de la première et furtive rencontre entre Adèle et Emma, en voyant cet instant suspendu où elles tournent la tête pour se suivre du regard, on peut aisément deviner qu’elles seront amenées à se revoir.

Mais pour le reste, nos attentes sont déjouées. Ainsi, par exemple, d’un éventuel « coming-out » d’Adèle à ses parents. Vu le contexte familial et le mensonge qu’Adèle entretient, on peut légitimement escompter une scène où elle devra assumer face à ses parents sa liaison avec Emma. Pourtant nous restons face à des suppositions que rien n’étaye précisément. Nous ne saurons jamais ce qui s’est passé. Le spectateur en sait moins encore que le personnage, qui n’en parle pas. De la même manière, il n’y a pas de retour vers le passé (sur l’enfance d’Emma, par exemple), sauf sur ce qui a déjà été montré à l’écran (Adèle qui invoque leur amour au café alors que la rupture est consommée).

Des références culturelles

Les films de Kechiche abondent de références culturelles. Pas besoin d’aller les chercher très loin, elles sont en général explicites. La littérature et le théâtre, en particulier, émaillent ses films et les contaminent. On ne veut pas dire par là que le cinéma de Kechiche tiendrait du théâtre ou de la littérature, mais que son attention à la représentation et à la lecture fabrique un continuum. Le dialogue qui y est proposé entre des objets culturels différents et le geste cinématographique installe au cœur de l’œuvre de Kechiche une fluidité significative.

Ainsi, de manière très claire, dans L’esquive et la représentation des Jeux de l’amour et du hasard. Le film se déploie en suivant la préparation d’une pièce. Et la pièce creuse le présent du film en instaurant d’évidents parallélismes entre la situation de Krimo et d’Arlequin, tous deux « déguisés » pour séduire. Mais les parallélismes sont trompeurs. Il n’y a pas de calque de Marivaux sur Kechiche, mais plutôt un échange, un dialogue, une résonance qui a ses limites propres1.

Dans Vénus noire, il y a négation d’une culture. Par conséquent, le film ne se réfère pas à un objet culturel en particulier, mais prend le théâtre, la représentation et la scène de spectacle au sens propre pour signifier la perte d’identité de Saartje. Chaque « scène de spectacle» (la cage, l’amphithéâtre, l’espace privé d’une partouze) entérine les changements de statuts de Saartje (fascination populaire et scientifique, dégoût, abomination, perversité).

marivauxDans La Vie d’Adèle, nous ne sommes pas dans ce canevas de représentation tel qu’on peut le retrouver dans L’esquive ou Vénus noire. Tout est fait pour abolir la distance, pour qu’il n’y ait pas de scènes, au sens littéral du terme.

Les références culturelles abondent, mais elles sont d’ordre principalement littéraires : La Vie de Marianne en particulier, et des références à la mythologie grecque, entre autres2.

La culture sert également de marque d’appartenance sociale. Il ne s’agit pas de jeunes issus d’un même milieu qui s’emparent à des fins personnelles d’une œuvre théâtrale, comme dans L’esquive, mais de deux jeunes femmes dont l’origine sociale se définit à travers leur accès à la culture et leurs connaissances culturelles. Ainsi par exemple lors de leur première rencontre, quand Emma, qui étudie les Beaux-Arts, demande à Adèle quels sont les peintres qu’elle connaît. Seul Picasso lui vient immédiatement à l’esprit.



1La problématique traitée par L’esquive n’est pas celle d’une transmission de l’amour du théâtre, ou en tout cas pas exclusivement ni prioritairement. Krimo se révèle incapable de jouer la comédie. Bien plus, les désirs ne s’accordent pas, Lydia n’étant pas particulièrement intéressée par Krimo, même si la fin ne permet pas de trancher définitivement. La problématique centrale est plutôt à chercher du côté du désir personnel, de la manière d’exprimer ce désir. On retrouve cela dans La Vie d’Adèle.
2
Il y a bien, aussi, l’une ou l’autre référence cinématographique : par exemple quand, à l’anniversaire d’Emma, Loulou de Pabst est diffusé sur un écran géant auquel personne ne prête attention. Mais il me semble que la référence est dans ce cas simplement redondante par rapport à la situation.
3
Pour l’anecdote, on remarquera aussi qu’avant le tournage, Kechiche a répété avec l’actrice Adèle Exarchopoulos à partir des Serments indiscrets, du même Marivaux.

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