Les notions complémentaires de liberté d’expression et de censure interrogées dans le présent dossier – d’une omniprésente évidence dans nos sociétés occidentales contemporaines où l’individu et son afférente subjectivité s’érigent en valeurs axiologiques – ne sont pas évidemment adéquates en vue de la description et de l’étude d’environnements culturels moins familiers. Pour le cas qui nous occupe, celui de l’Égypte pharaonique, l’applicabilité acritique de ces concepts n’est pas obvie1, ainsi qu’on l’observera à la lumière des quelques considérations qui suivent.
Les (proto-)types de censure de l’écrit
On distinguera d’emblée deux types de censure de l’écrit2. Le premier correspond à la censure qui intervient a posteriori et empêche la diffusion d’une pensée déjà librement formulée, mais contrevenant à une idéologie dominante, quelle qu’elle soit. Le second est moins directement manifeste, puisqu’il se rapporte à la censure a priori : la parole se trouvant alors d’emblée corsetée par des normes (sociales, politiques, religieuses). Dans ce second cas, la liberté d’expression de l’individu n’est pas limitée après coup par une autorité ; celui-ci se censure d’avance, il « s’autocensure », en vertu de règles de bonne conduite plus ou moins intériorisées. Il va sans dire que ces deux formes de censure doivent être entendues comme des pôles prototypiques sur le plan des normativités affectant l’écrit et qu’elles peuvent se combiner à des degrés variables en fonction des environnements culturels concernés.
Pour le dire d’une formule, en Égypte pharaonique, il semble que le pôle de la censure intervenant a posteriori soit d’autant moins représenté dans nos sources que le second pôle, celui de l’autocensure, fut prégnant. Dès lors, si la liberté d’expression était vraisemblablement réelle dans la classe des lettrés, elle avait pour corollaire de toujours demeurer dans les limites de ce que tolère l’idéologie étatique, qui remonte, en dernière analyse, aux pratiques entourant le pharaon et, partant, les dieux de la terre d’Égypte dont il est le représentant.
Deux facteurs ont conjointement contribué à cette situation : d’une part, le contexte social et culturel dans lequel s’actualise alors toute production écrite, qui définit un espace strict de normativité ; d’autre part, la nature même du langage telle qu’elle fut conceptualisée par les Égyptiens.
Le contexte socio-culturel : accès à l’écrit, decorum et auto-censure
En matière de contexte, il convient de rappeler à grands traits la situation en Égypte ancienne. À l’exception de certains cercles où la maîtrise de l’écriture est plus largement répandue (tels le personnel de certains temples ou encore les artisans en charge de la réalisation des monuments royaux), l’écrit est l’apanage d’une portion infime de la population : les spécialistes s’accordent généralement pour estimer un taux d’alphabétisation inférieur à 5% de la population adulte pour l’ensemble des périodes qui nous occupent. La literacy, entendue comme pratique sociale, est donc la prérogative d’un petit groupe d’individus, d’une communauté de scribes occupant une position de prestige dans la stricte hiérarchie sociale de l’État pharaonique. Partageant des valeurs et des intérêts communs, la collectivité des lettrés participe assez directement d’une élite soucieuse de préserver ses connaissances et son pouvoir. Dans ce cadre, on comprend donc pourquoi les textes auxquels nous avons accès ne sont qu’assez peu susceptibles d’avoir été censurés a posteriori, puisqu’ils se conforment généralement d’avance aux diverses normes affectant la pratique de l’écrit : il s’agit pleinement, pour paraphraser Pierre Bourdieu, d’objets idéologiquement préconstruits par un ensemble de conditions socio-historiques rendant la censure après coup non pertinente.
Les égyptologues, à la suite de John Baines3, ont pris l’habitude de recourir au terme générique de decorum (dans le sens de « ce qui sied et convient ») pour renvoyer à ces règles (généralement tacites) qui visent à soutenir un ordre du monde idéal et à hiérarchiser ce qui peut – selon l’idéologie officielle – se faire, se dire et se représenter, en particulier en relation avec la sphère royale et religieuse, en Égypte ancienne. Cependant, cet ensemble de « règles » qui sont imputées à un decorum englobant n’est vraisemblablement, pour le dire d’un mot savant, qu’un épiphénomène (ou réification de multiples phénomènes sous-jacents), c’est-à-dire le résultat – systématisé par l’observateur externe – de pratiques très diverses en relation avec les sphères de l’écrit qui furent, dans une large mesure, régulées par les agents lettrés eux-mêmes. En ce sens, on peut dire que les anciens Égyptiens ont consciemment filtré ce qu’ils fixaient par écrit (que l’on parle de textes ou d’images) et rendaient, d’une manière ou d’une autre, public.
Par conséquent, « l’autocensure » qui se manifeste dans les sources égyptiennes doit être située dans le cadre de la normativité qui entoure l’écrit d’une manière générale, au sein d’un environnement culturel où l’écriture est réservée à une élite intimement liée à (et intéressée par) la sphère du pouvoir, qui se faisait assez naturellement propagatrice de l’idéologie de la classe dirigeante.
Normativité de l’écrit et nature du langage en Égypte ancienne
Comme dans toute société connaissant l’écriture, les formes de normativité affectant l’écrit en Égypte sont multiples. Elles touchent autant les dimensions matérielles (système d’écriture et support utilisés) que les dimensions plus proprement linguistiques, c’est-à-dire le répertoire de formes grammaticales et lexicales auxquelles recourent les scribes dans un contexte donné – ce que les linguistes désignent couramment par le terme « registre d’expression ».
Comme l’a montré P. Vernus4, le contenu des textes et le genre auxquels ces textes appartiennent, dictent aux scribes des choix concernant la dimension matérielle de la textualité. On peut ainsi opérer une première distinction entre deux niveaux différents au sein des espaces de l’écrit dans la société pharaonique. L’espace de la culture profane, tout d’abord, où usage est fait de l’écriture cursive, une tachygraphie (littéralement « écriture rapide ») connue sous le nom de hiératique et qui correspond essentiellement aux pratiques épistolaires, administratives et juridiques. L’espace du sacré, d’autre part, dans lequel on recourt à l’écriture dite hiéroglyphique afin d’exprimer tout contenu relatif à la sphère royale, religieuse et magique ; c’est-à-dire le domaine de la connaissance sacrée au sens large, dans la pensée égyptienne. En ce sens, il convient de rappeler que l’écriture hiéroglyphique n’est pas maîtrisée par tous les lettrés, loin s’en faut, puisqu’elle fait l’objet d’un apprentissage secondaire et est réputée receler en elle des secrets (
1 On notera en ce sens qu’aucune entrée du répertoire bibliographique de référence en égyptologie (Oxford Egyptological Bibliography, cf. http://oeb.griffith.ox.ac.uk/) ne recourt au terme « censure » en tant qu’elle s’oppose à la liberté d’expression.
2 Étant donné la nature des sources à notre disposition pour l’Égypte antique, il ne sera ici question que de cette dimension de la censure.
3 Voir e.g. Restricted knowledge, Hierarchy and Decorum: Modern Perception and Ancient Institutions, dans JARCE 27, 1990, p. 1-23 ; Visual and written culture in ancient Egypt, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 14-17.
4 Pascal Vernus, « Les espaces de l’écrit dans l’Égypte pharaonique », dans BSFE 119, 1990, p. 35-56.