Censure de l'écrit et tabous en Égypte pharaonique

Le caractère évidemment contraignant des normes évoquées jusqu’ici ne touche cependant pas directement au domaine notionnel de l’(auto-)censure, puisqu’elles sont afférentes non pas à ce que l’on peut dire ou ne pas dire, mais à la manière de le formuler et de l’écrire, tant matériellement que linguistiquement. Pourtant, les sources témoignent – de manière souvent indirecte ou détournée, et pour cause – d’une troisième forme de normativité qui touche directement au contenu véhiculé par les textes ; celle-ci transcende les dimensions précédemment évoquées et se rencontre dans tous les types de textes, dès que le juste ordonnancement des choses du monde pourrait être menacé par la fixation à l’écrit de propos dont la teneur ne correspond pas à la vision totalisante propre à l’idéologie pharaonique.

Le fait qu’un écrit soit en mesure de menacer l’ordre du monde pourrait paraître excessif et, pour tout dire, quelque peu saugrenu. Il faut pourtant insister sur le fait que c’est assez littéralement le cas dans la pensée égyptienne. En effet, les Égyptiens établissaient un lien essentiel entre les choses du monde et la langue. Le fait n’est pas nécessairement aisé à conceptualiser et je prendrai donc une illustration simple du fait que l’expression peut être envisagée comme une hypostase de l’être : le nom (rn en égyptien) est indissociablement lié à ce qu’il désigne, qu’il s’agisse d’une personne, d’une chose ou de tout autre objet auquel la langue permet de référer. C’est ainsi que le démiurge est « celui qui crée les noms » (2), la nomination ne se dissociant pas de la création. On comprend dans ce contexte l’efficace prêtée aux pratiques magiques de tous ordres : le Quand dire, c’est faire (How to do things with words) de John Austin doit se prendre, dans l’environnement culturel de l’Égypte pharaonique, au pied de la lettre. La performativité est omniprésente, en témoignent notamment les innombrables formules rituelles qui tapissent les murs des temples et monuments les plus divers.

Il est donc possible de reconfigurer le réel par le langage, en remodelant à tout instant une ou plusieurs composantes du signe que sont le stimulus (qui renvoie à la matérialité physique du signe, comme les signes employés pour écrire un mot sur un support donné), le signifiant (structure phonémique d’un mot) ou le signifié (sens d’une unité), d’où les martelages de noms de dieux ou de rois en Égypte ancienne. Dans la mesure où le nom participe à l’être, où il en constitue une hypostase, détruire le stimulus, c’est-à-dire la manifestation singulière et sensible du nom au niveau graphique, c’est bien plus qu’une damnatio memoriae touchant à la seule mémoire relative à un individu : il s’agit de vouer à l’anéantissement définitif, dans ce monde et dans l’au-delà (avec effet rétroactif), le sujet concerné par le martelage. En dehors des principes d’autorégulation du contenu des écrits par la classe dominante maîtrisant l’écriture, il est dès lors un nombre certain de pratiques ou d’événements véritablement tabous qu’il convient de censurer d’avance dans les écrits5 : les y actualiser équivaudrait à les faire exister dans un univers où monde sensible et monde exprimé sont consubstantiels.

Les stratégies de neutralisation des tabous

Les Égyptiens possédaient un mot pour référer aux tabous ou interdits sacrés, il s’agit du terme bw.t6 « abomination », selon la traduction généralement retenue par les égyptologues7. Comme y insiste P.J. Frandsen8, les tabous n’ont jamais été, en Égypte ancienne (à la différence de ce que l’on observe dans d’autres sociétés), un moyen d’établir et de maintenir la hiérarchie sociale, pas plus qu’ils ne relèvent de la morale : ils sont des échos à des actes qui déplaisent aux divinités en fonction de leurs cycles mythologiques respectifs. Ce qui est en jeu avec ces interdits, c’est bien de rendre prégnante la délimitation entre l’ordre juste du divin et le chaos, entre le bien de l’égyptianité et le mal de ce qui lui est extérieur : c’est donc l’exclusion du corps social lui-même qui est théoriquement à la clef de la transgression des tabous.

Dans la mesure où, comme on l’a vu plus haut, le fait de fixer par écrit un événement, voire un simple mot ou un nom, équivaut, dans la conception égyptienne, à l’actualiser effectivement, on comprend aisément qu’il a été nécessaire pour les scribes de développer des stratégies de neutralisation des tabous qui leur permettent de faire référence à des faits ou à des pratiques allant contre l’ordre des choses sans courir le risque de les rendre magiquement effectifs.

Retourner le signifié : de l'usage de l'antiphrase

Par exemple, lorsque le sens d’un énoncé n’est pas dicible — qu’il contrevienne aux principes généraux de la « Maât9 » ou qu’il corresponde à un tabou particulier —, le plus simple est encore d’affirmer le contraire, de retourner le signifié, tout en employant dans le même temps une formulation qui rende le procédé transparent pour les initiés et permette au lecteur averti d’identifier aisément le contenu dont il est en fait question. Il s’agit là d’une figure de style qui est par ailleurs bien connue des rhétoriciens sous le nom d’antiphrase et qui consiste en l’expression d’un contenu avec l’intention de signifier son contraire. Plutôt que d’affirmer qu’un malheur arrive ou qu’un méfait est commis à l’encontre d’un dieu, on préfère ainsi affirmer que la chose est subie par son ennemi (3en égyptien)10. Prenons un exemple. Dans le Livre de la Vache du Ciel, un texte mythologique que l’on trouve dans la tombe de plusieurs souverains du Nouvel Empire et qui relate la révolte des hommes contre le gouvernement de Rê (ainsi que le massacre de ces derniers qui en découle et leur ultime sauvetage), on trouve en ouverture la proposition suivante :

4

« Et les hommes imaginèrent un plan à l’encontre de l’ennemi de Rê »

L’insertion du mot ennemi (3) juste devant le nom du dieu Rê fait évidemment dire à la proposition le contraire de ce qu’elle signifie effectivement – car c’est bien à l’encontre de Rê que les hommes fomentèrent –, mais il était difficilement imaginable (et contraire à tous les principes évoqués plus haut) de présenter un complot direct des hommes contre le chef du Panthéon, surtout dans le contexte funéraire d’où est issu ce texte particulier.

Un second procédé a été identifié et étudié plus récemment par J.Fr. Quack11. Il permet de renverser, au niveau de l’expression, le contenu intenté concernant un fait ou un événement, quels que soient les actants concernés, et consiste en l’emploi de l’expression 11, littéralement « être loin de ». Un exemple tiré d’une inscription de l’an 1 de Thoutmosis II entre Assouan et Philae permet d’illustrer le propos :

5

« si l’on s’en vint, c’est pour informer sa Majesté que la vile Koush est loin de se rebeller »

Dans l’idéologie royale, il eût été – cela va sans dire – inimaginable, car fondamentalement opposé à la Maât, d’affirmer que l’ennemi du Sud, installé dans le couloir nilotique du Soudan et de la Nubie, pouvait se rebeller contre l’autorité de Pharaon. Pourtant la suite du texte le montre manifestement : le pays de Koush est effectivement entré en rébellion à l’époque. Entre le contenu asserté et la signification de cet extrait, il y a donc opposition. L’identification de cette manière d’expression antiphrastique, dans la mesure où l’on peut montrer que son usage est systématiquement lié à une forme d’autocensure, a permis de rendre leur véritable signification à des expressions qui avaient été comprises précédemment dans leur sens littéral. Ainsi, lorsqu’un graffiti du temple de Louxor affirme,

6

« et j’ai trouvé ce temple d’Amon loin d’être en ruine »

peut-on considérer comme acquis que l’état de l’édifice était alors loin des splendeurs que l’on peut se figurer pour l’époque.


 

5 Voir en général Antonio Loprieno, « Sprachtabu », dans Lexicon der Ägyptologie V, 1984, col. 1211-1214.

6 Cf. Wb. 1, 453.7-454.7. Voir Paul J. Frandsen, « Tabu », dans Lexicon der Ägyptologie VI, 1986, col. 135-142.

7 Voir l’étude séminale de Pierre Montet, Le fruit défendu, dans Kêmi 11, 1975, p. 85-116.

8  On se référera commodément à la préface de son ouvrage Incestuous and Close-Kin Marriage in Ancient Egypt and Persia. An Examination of the Evidence, University of Copenhagen, 2009 (= CNI Publications 34), p. 8-11.

9 Principe supérieur et englobant en Égypte ancienne qui définit de manière générale ce qui sépare le bien du mal, le vrai du faux et l’ordre (cosmique autant que social) du chaos. Ce principe est, par la force des choses, intimement lié à l’institution pharaonique et l’idéologie royale veut que le devoir premier du souverain soit de faire advenir cette Maât sur terre : l’idée de justice sociale trouvant sa source et justification dans la justice divine.

10 Georges Posener, Sur l’emploi euphémique de 16« ennemi(s) », dans ZÄS 96, 1969, p. 30-35. Conséquemment, voir la littérature secondaire mentionnée par Joachim Friedrich Quack, Ein altägyptisches Sprachtabu, dans Lingua Aegyptia 3, 1993, p.61, n. 22.

11 Joachim Friedrich Quack, Ein altägyptisches Sprachtabu, dans Lingua Aegyptia 3, 1993, p. 59-79.

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