En juin 2012, l’écrivain allemand Martin Mosebach publie un court essai intitulé Vom Wert des Verbietens (De la valeur de l’interdiction), une œuvre qui se veut un plaidoyer en faveur de la restauration et du renforcement de l’interdiction du blasphème. Cette publication déclenche un vif débat de deux mois, un débat que personne n’aurait pu prévoir ou trouver utile jusque là. Dire que les théories de Mosebach sont controversées serait pourtant une erreur, car, dans ce débat, il ne se trouve plus guère quelqu’un pour les soutenir sérieusement. Le rejet catégorique de ses opinions fait, au contraire, presque l’unanimité parmi les commentateurs qui qualifient l’écrivain de « terroriste » (Schreckensmann1) ou de « combattant de dieu » (Gotteskrieger2). Un ensemble de réactions qui étonnent par leur ampleur tant il aurait sans doute été aisé de balayer les thèses grossières de Mosebach d’un revers de la main. Se pourrait-il donc que la revendication d’une censure religieuse fasse encore débat aujourd’hui ?
La célébrité dont jouit Mosebach est moins liée à ses œuvres littéraires qu’à son soutien provocateur aux opinions conservatrices et vieilles-catholiques, aujourd’hui encore moins acceptées en Allemagne que dans d’autres pays européens. Avec de telles idées, rien de plus facile que de se faire remarquer. Né à Francfort en 1951 et juriste de formation, Mosebach a écrit plusieurs œuvres littéraires qui, en dehors des pages culturelles, n’ont pas rencontré un grand succès. En 2007, son essai Häresie der Formlosigkeit (Hérésie de l’informe), un plaidoyer plus esthétique que religieux en faveur de la liturgie vieille-catholique et contre Vatican II, en fait l’instigateur du renouveau d’un mouvement néocatholique qui se maintient jusqu’à aujourd’hui. Dans la foulée, l’attribution du très célèbre Prix Georg-Büchner 2007 à Mosebach suscite critique et étonnement. Dans son discours de remerciement, l’auteur réussit un nouvel acte de provocation. Il y associe l’idée d’un génocide politique aux Lumières en établissant un lien entre les discours de Saint-Just et ceux de Heinrich Himmler, violant de la façon la plus brutale qui soit le consensus social de la République fédérale pour offrir une tribune à ses opinions réputées antimodernistes, et tout cela au nom de Georg Büchner, véritable icône du libéralisme de gauche.
Lorsque l’essai de Mosebach paraît dans la Frankfurter Rundschau et la Berliner Zeitung, quasiment personne n’a l’idée de lancer un débat sur la pénalisation du blasphème ; le thème semble être l’affaire du passé ou de contrées lointaines. À l’été 2012 pourtant, quelques cas de provocations blasphématoires viennent – par hasard ? – éveiller la curiosité du public. Alors que les trois musiciennes du groupe punk Pussy Riot sont arrêtées à Moscou et sévèrement punies, la vidéo anti-islam L’Innocence des musulmans provoque des émeutes meurtrières aux quatre coins de la planète. En Allemagne enfin, le magazine satirique Titanic se voit interdire la publication d’une caricature du Pape dont la soutane est couverte d’excréments – serait-ce là un cas de censure religieuse ?
« La censure n’existe pas.» Telle est l’affirmation qui ouvre, sobre et solennelle, l’article 5 de la Constitution de la République fédérale d’Allemagne. L’article poursuit : « Ces droits trouvent leurs limites dans les prescriptions des lois générales, dans les dispositions légales sur la protection de la jeunesse et dans le droit au respect de l’honneur personnel. » La censure au sens d’une restriction de la liberté d’opinion imposée par l’État et liée à une sanction existe donc bel et bien. Elle s’applique lorsque la liberté d’opinion n’est pas compatible avec un autre bien juridique ; la Constitution mentionne ici la protection de la jeunesse et les droits de la personne. Avec quel bien juridique la liberté d’opinion doit-elle entrer en conflit pour qu’un fait de blasphème soit justifié ?
Les États qui rencontrent le moins de difficultés à légitimer un tel article de loi sont ceux qui considèrent la Gloire de Dieu comme un bien juridique en soi et voient leurs actes comme l’expression de la volonté de Dieu. Dans les théocraties, le blasphème est synonyme de haute trahison, car il remet en doute la légitimité du gouvernement autocratique. Un État pluraliste et laïque, en revanche, ne peut pas raisonner de la sorte, avant tout parce qu’il devrait alors s’engager envers une seule et unique communauté religieuse, certains dieux exigeant de leurs fidèles de supprimer les fidèles des autres dieux. Dans un État qui n’est pas fondé sur la religion, seuls les sentiments des croyants sont pris en compte : « Dieu n’a pas besoin d’être protégé. Il est celui qui protège. Ce sont les Hommes pour qui Dieu compte qui doivent être protégés, les Hommes qui croient en Dieu. »3 C’est ce que revendique l’ami de Mosebach, Robert Spaemann, qui est, avec l’écrivain, un des quelques réactionnaires allemands se revendiquant comme tel. Cependant, rares sont ceux qui tiennent un tel discours. Et il est d’ailleurs peu probable qu’un ministère public fasse du sentiment subjectif d’offense religieuse la base d’un procès pénal ; l’intégrité des sentiments religieux ne faisant pas partie des droits de la personne, elle ne fait pas l’objet du droit allemand. La justice intervient, par contre, dans les cas de diffamation de la personne. Autrement dit : le jugement prononcé contre le magazine Titanic n’avait pas pour but de préserver la sainteté du Pape, mais la dignité personnelle de Josef Ratzinger.
En Allemagne, même si de nouvelles œuvres blasphématoires étaient amenées à devenir le centre de toutes les attentions, la majorité d’entre elles seraient très probablement rejetées froidement, sans pour autant faire l’objet de sanctions pénales. L’opinion de Christian Gampert est, à cet égard, parfaitement justifiée : « Les grenouilles crucifiées que l’on retrouve dans les musées ou encore les ecclésiastiques qui se masturbent sur scène ne sont effectivement pas du goût de tout le monde. La plupart du temps, ce ne sont que des moyens, déjà éprouvés, de capter l’attention du public à moindre frais. Mais pourquoi les artistes à l’origine de ces œuvres devraient-ils être punis ? Si l’on n’aime pas ce genre de choses, rien ne nous empêche de les ignorer. »4
Selon le droit allemand pourtant, le blasphème est punissable. L’article 166 du code pénal stipule que le blasphème est passible d’une peine s’il entraîne les conséquences suivantes : « Quiconque insulte, que ce soit publiquement ou par la diffusion de supports écrits, le contenu des croyances religieuses ou idéologiques d’un tiers, de telle sorte que l’ordre public s’en trouve menacé, est passible d’une peine d’emprisonnement de maximum 3 ans ou d’une amende. » L’État se positionne ainsi clairement en tant qu’État laïque ; ses priorités ne sont ni les religions ni les communautés religieuses, mais l’ordre public. Afin d’empêcher les croyants offensés de commettre des actes de violence, il sanctionne les faits de provocation délibérée.
Mosebach, quant à lui, parvient à justifier ses revendications tout autrement. Il balaie d’un revers de main les articles en vigueur en soulevant une objection qui n’est pas injustifiée : ce n’est qu’en se montrant extrêmement agressive qu’une communauté religieuse nationale peut espérer obtenir la protection de l’État – concrètement, seul l’Islam est protégé du blasphème. Pour Mosebach, une loi aussi faible n’est pas suffisante. Il refuse cependant d’adopter la théorie, déjà plus solide, de Spaemann, qui en appelle à la protection des sentiments religieux, et opte pour une théorie beaucoup plus musclée : dans la première partie de son essai, il tente de prouver que l’État allemand, laïque en apparence, est en réalité fondé sur la religion.
2 Sibylle Berg, « Gotteskrieger im Tweedjacket », Spiegel online, 23 juin 2012, www.spiegel.de/kultur/gesellschaft/sibylle-berg-ueber-den-schriftsteller-martin-mosebach-a-840384.html, consulté pour la dernière fois le 21 mai 2013. 3 Robert Spaemann, « Beleidigung Gottes oder der Gläubigen ? », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 25 juillet 2012, www.faz.net/-gsf-71/bw, consulté pour la dernière fois le 21.05.2013. 4 Christian Gampert, « Liebäugelei mit der Fatwa? Eine Widerrede zu Martin Mosebachs Blasphemie-Thesen », www.dradio.de/dlf/sendungen/kulturheute/1792212, consulté pour la dernière fois le 21.05.2013.