La « liberté de chercher », le Saint-Office et Monsanto

Évoquer la question de la censure en science, c’est presque automatiquement faire apparaître l’image de Galilée devant le tribunal de l’Inquisition et souligner combien l’idéologie et le dogmatisme menacent la liberté de penser. Le récit mille fois répété du combat de la science contre l’obscurantisme épuise-t-il vraiment la question ? Ne serait-il pas opportun de se demander sérieusement qui, aujourd’hui, a effectivement le pouvoir de faire taire les chercheurs ?

En février 1633, Galilée, accusé de défendre l’hypothèse copernicienne, se rend à Rome pour y être entendu par le Saint-Office. Les interrogatoires débutent en avril. Le 22 juin, la sentence tombe : « Nous disons, prononçons, sentencions et déclarons que toi, Galilée […], tu t’es rendu véhémentement suspect d’hérésie devant le Saint-Office, pour avoir tenu et adopté la doctrine fausse et contraire aux Écritures saintes et divines, que le soleil est au centre du monde et immobile, tandis que la terre n’est pas au centre et se meut […] en conséquence, tu as encouru toutes les censures et peines imposées et promulguées par les Sacrés Canons et les autres constitutions générales et particulières contre de tels délinquants. De ces peines et censures, nous acceptons que tu sois délié pourvu que d’abord, d’un cœur sincère et d’une foi non feinte, tu abjures, maudisses et détestes devant nous les susdites erreurs et hérésies »1. Le même jour, Galilée abjure ses « erreurs » à genoux. La science a son martyr2.

Bouquiaux2

Dès le début du dix-septième siècle, le décor où se joue l’opposition entre la science et ses ennemis est planté, et il l’est durablement. D’un côté, le scientifique, sa lunette astronomique et ses équations, l’observation attentive, les faits et la raison ; de l’autre, le théologien, la superstition, le respect aveugle d’un récit biblique interprété littéralement et/ou d’une philosophie (aristotélicienne, dans ce cas) sclérosée. Les acteurs pourront bien changer  au cours du temps, c’est toujours la même scène qui sera jouée : la science et la lumière contre l’obscurantisme, le dogmatisme et l’irrationalisme. Galilée a perdu son procès mais, à long terme, il sortira en gloire de cet épisode, brandissant les faits et la vérité contre lesquels mille Démosthène et mille Aristote sont impuissants. Depuis lors, le même but est proposé à l’héroïsme des scientifiques : Scientia vincere tenebras, vaincre les ténèbres par la science.

On ne peut, bien sûr, qu’être scandalisé à la lecture de la sentence de 1633… et s’étonner qu’il ait fallu attendre plus de trois cent cinquante ans pour que Jean-Paul II reconnaisse officiellement, en 1992, l’erreur des théologiens catholiques dans cette affaire. On ne peut que déplorer qu’il y ait aujourd’hui encore des régions du monde dans lesquelles les autorités religieuses ou politiques, qui sont parfois les mêmes, s’opposent à l’enseignement de l’évolutionnisme ou soutiennent qu’il a le même statut épistémologique que le créationnisme.

On ne peut que se souvenir avec horreur de l’affaire Lyssenko, du nom de cet agronome soviétique, proche de Staline, qui condamna la génétique mendélienne comme science bourgeoise et réactionnaire, parvint à empêcher son développement en URSS et fit envoyer au goulag le botaniste et généticien Vavilov qui y mourra. On peut, dans un registre plus léger, s’inquiéter des efforts de ces responsables politiques et économiques de Caroline du Nord qui entendent imposer aux scientifiques des méthodes de mesure de la montée du niveau des océans telles que les résultats obtenus ne porteront pas préjudice au développement économique de la région.3 Les scientifiques ont (presque) tous appris à repérer et à dénoncer l’ingérence de la religion, ou de l’idéologie dans la science. Qu’un pape, un ayatollah ou un idéologue stalinien puisse avoir le pouvoir de faire taire les scientifiques nous est, à juste titre, insupportable. Il n’y a pas à revenir là-dessus.

 


 


1 E. Namer, L’Affaire Galilée, Paris, Gallimard/Julliard, 1975, p. 224.
2 Il conviendrait d’apporter de nombreuses nuances au récit pour le moins caricatural par lequel on relate le plus souvent l’affaire Galilée. Les choses ne se seraient sans doute pas envenimées à ce point si Galilée ne s’était pas montré aussi intransigeant, s’il n’avait pas prétendu, à tort, avoir prouvé l’immobilité du soleil au centre du monde et le mouvement de la terre et s’il avait accepté de présenter l’hypothèse héliocentrique comme un modèle mathématique doué d’un bon pouvoir prédictif — une « recette qui marche », selon la formule qui fera plus tard consensus parmi les positivistes. Après tout, le de revolutionibus orbium caelestium de Copernic avait été publié depuis près d’un siècle au moment de l’affaire Galilée, sans que l’Église ait jusque là cherché à le mettre à l’index. Mais il serait trop long de préciser ces questions, auxquelles ont été consacrés de très nombreux ouvrages.

3 http://www.newsobserver.com/2012/05/28/2096124/coastal-nc-counties-fighting-sea.html

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