Contrairement à ce que l’on pourrait penser dans un premier temps, cette appellation de « romans populaires » ne renvoie pas, dans l’œuvre immense de Simenon, aux fictions qui mettent en scène le commissaire Maigret, ces romans qui ont longtemps été déconsidérés en raison de leur aspect policier. Heureusement, de tels clivages péjoratifs n’ont plus cours aujourd’hui : le roman policier a enfin droit de cité, il a même acquis ses lettres de noblesse et Maigret est accueilli triomphalement dans la « Collection de la Pléiade ». En fait, il s’agit ici des quelque cent quatre-vingt-dix romans de jeunesse que Simenon a signés de dix-sept pseudonymes entre 1924 et 19311.
Suivant une veine née au 19e siècle avec les romans-feuilletons et encore abondamment exploitée dans la première moitié du 20e, ces romans de jeunesse s’insèrent dans les collections de l’époque dépendant des maisons d’édition Ferenczi, Tallandier, Fayard, Rouff et Prima. Ces collections avaient leurs règles, dictées par une tradition bien ancrée au sein d’un paysage textuel auquel n’avait pas encore été attribué l’adjectif « paralittéraire ». C’est dire que les romans de jeunesse de Simenon sacrifient aux lieux communs et ne répondent pas aux exigences narratives de l’œuvre ultérieure du romancier. Celui-ci n’a pourtant jamais renié cette production alimentaire qui lui a permis le plus fructueux des apprentissages. N’a-t-il d’ailleurs pas déclaré qu’il lui arrivait parfois, dans ces fictions mineures, de s’essayer à un type de littérature plus sérieuse en y glissant un paragraphe, une page ou toute une séquence correspondant davantage à l’idée qu’il se faisait de l’écriture ?
Ces romans appartiennent à trois registres : le roman léger, un peu grivois, qui se teinte volontiers d’un humour facile ; le roman sentimental, où l’amour triomphe généralement d’obstacles a priori insurmontables ; le roman d’aventures aux multiples rebondissements proprement inouïs. Cette dernière catégorie peut à son tour être subdivisée en deux types : d’une part, les romans qui ont pour cadre la France et l’Europe occidentale ; d’autre part, ceux qui entraînent le lecteur dans des contrées lointaines et pour lesquels Simenon a puisé dans des sources livresques un pittoresque très didactique2. Un tel classement doit cependant être nuancé. S’il est aisé d’établir une liste des romans légers, il en va différemment pour les autres. Ainsi, les romans d’aventures comportent presque toujours une intrigue sentimentale et un roman sentimental peut se dérouler sur un fond d’aventures. D’autre part, certaines de ces fictions s’assaisonnent parfois d’une intrigue policière, voire d’un soupçon d’espionnage. On reste d’ailleurs stupéfait devant l’aisance avec laquelle l’auteur s’est adapté à ces diverses collections populaires qu’il alimentait de ses nombreuses productions écrites très rapidement : pas de point de convergence, en effet, entre, par exemple, la « Collection gauloise » (Prima), les « Grandes aventures et voyages excentriques » (Tallandier) ou « Mon livre favori » (Ferenczi). Aucun doute : le dieu du jeune romancier-caméléon devait se nommer Protée !
Même s’ils sont coulés dans le moule normatif d’une tradition contraignante, rien ne nous interdit d’apprécier plusieurs de ces romans ni d’éprouver du plaisir à leur lecture : « Quelques-uns même sont de remarquables romans populaires, bien construits, bien charpentés et […] fort vivants »3. En tout cas, l’auteur en herbe de ces fictions savait écrire, bien que son écriture n’annonce généralement pas celle, apparemment si simple, mais en réalité si élaborée, du futur Simenon. Considérons par exemple cet extrait où le motif de la mer se mêle au portrait de l’aimée dont elle est le reflet :
Gérard […] contemplait la mer si calme, si nacrée, si transparente, qui étincelait dans la radieuse clarté de ce matin pur, qui charriait comme des amas de pierreries, miroitait comme de la soie changeante, avait par places des tons de fleur et de coquillage et, plus loin, s’assombrissait mystérieuse, perfide, métallique.
Il regardait aussi avec ravissement les grands yeux de sa Monique, les yeux rayonnants, limpides, que de longs cils onduleux voilaient, baignaient d’une douceur de crépuscule. Et l’affinité étrange qui existait entre son amante et la mer, qui faisait de l’une comme le miroir de l’autre, qui se révélait en tout l’être, en toute la beauté de la jeune femme, emplissait ce marin, ce fils de l’océan, d’un trouble puissant, d’un indéfinissable émoi.
C’était, dans les prunelles, le même bleu, les mêmes métamorphoses de lumière et de couleurs, le même charme redoutable, la même profondeur de gouffre où peuvent s’anéantir les espoirs, où peuvent sombrer les tendresses et les illusions comme de vaines épaves. C’était aussi la même indolente tranquillité de beau lac où l’on s’en va à la dérive, où l’on s’endort, où l’on savoure la joie de vivre.
C’était dans les lignes indécises, graciles, fuyantes de ce corps, dans la molle langueur des gestes et des attitudes, l’enveloppement, la séduction de l’eau qui berce, qui entraîne et où l’on s’enfonce, où l’on cherche, aux heures mauvaises, l’éternel repos.
C’était jusque dans la voix, dans le rire, comme un clapotis endormeur, assourdi, câlin, comme la chanson des vagues qui traîne le long des grèves, qui heurte et caresse les flancs du navire.
Et comme ses yeux continuaient à admirer Monique avec cette insistance lourde, semblant vouloir la cribler de fluide, la noyer en des ondes magnétiques, la jeune femme se retourna le feu aux joues, enchaleurée par l’adoration de son amant et, sans plus s’occuper de sa ligne qui fila à l’eau, elle vint se blottir dans les bras de Gérard.4
Serties au cœur d’un roman sentimental au demeurant plutôt anodin, ces lignes conjuguant la femme et la mer témoignent d’une recherche qui ne s’imposait pas et dont l’auteur de ces bluettes aurait pu aisément se passer. Pourtant, elles restent imprégnées des poncifs de l’écriture sentimentale. Néanmoins, elles révèlent en même temps plus de profondeur que ne le laissent entendre les clichés habituels de cette écriture ; on sait d’ailleurs que les lieux communs autorisent l’éclosion et le développement, sous le masque, de fantasmes inavoués. Dans une étude pénétrante, un des commentateurs les plus avisés de Simenon ne voit-il pas en Un monsieur libidineux, roman léger, mais en fait « inclassable » et « dit populaire », bien autant que Pedigree, « une matrice de l’œuvre » dont il constitue « une étape décisive »5 ?
Outre cette profondeur présente à l’état latent, on se doit de remarquer son contraire, une légèreté qui se traduit surtout dans le comique et affecte les romans lestes, ceux-ci s’avérant bien plus humoristiques que pornographiques. Ces romans prolongent ainsi une veine présente dès le premier roman écrit par Simenon, cet Au Pont des Arches placé sous le signe de Rabelais et qui se voulait un « petit roman humoristique de mœurs liégeoises ». À ce titre, on rappellera aussi que son deuxième roman, Jehan Pinaguet, entrecroisait avec un rare doigté, s’agissant d’un ouvrage écrit par un auteur de dix-huit ans, le comique et le sérieux. On n’aura garde d’oublier non plus que durant cette période de 1924 à 1931, Simenon a écrit quelque mille cent contes galants publiés dans les feuilles spécialisées de l’époque et qui ressortissent, eux aussi, à la veine humoristique évoquée ici.
Cette présentation sommaire remanie deux articles antérieurs : Michel LEMOINE, « Quand Sim préparait Simenon », La Revue Nouvelle, t. 94, n° 10, Bruxelles, octobre 1991, pp. 71-79, et « Les romans de jeunesse », in Simenon, l’homme, l’univers, la création, sous la direction de Michel LEMOINE et Christine SWINGS, Bruxelles, Complexe, 1993, pp. 51-65. [Rééd. : 2002].
1 Même si certains de ces romans ont paru ultérieurement, ils n’ont pas été rédigés après 1931. On peut même se demander sérieusement si cette date ne pourrait pas être remplacée par celle de 1930.
2 Voir Michel LEMOINE, « Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon », Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31-111.
3 Jean-Baptiste BARONIAN, « Simenon avant la lettre », in Simenon parmi nous, Bruxelles, Le Veilleur de nuit, 1985, p. 15.
4 Jean du PERRY, Cœur de poupée, Paris, Ferenczi, « Le Petit Livre », 866, s.d. [1929], pp. 88-89.
5 Paul MERCIER, « Simenon et Freud », in Traces, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, n° 4, 1992, pp. 59-96 et 82-83 pour les citations.