La satire littéraire contemporaine

Plusieurs événements récents, comme la réception assez négative des critiques satiriques de Pierre Jourde ou les réponses d’artistes au questionnaire de Sophie Calle et Grégoire Bouillier, laissent entendre que la littérature française contemporaine semble moins accueillante à l’égard de la satire que d’autres périodes de l’histoire littéraire. Un examen plus approfondi de la veine satirique dans la littérature contemporaine nuance ce constat sans l’informer totalement.

Pierre Jourde (c)Gallimard- JB Millot geographie interieureDans l’entrée « Critique » de son récent abécédaire1, Pierre Jourde estimait que, «[p]endant une vingtaine d’année, la critique négative a eu mauvaise presse en France2», où aurait régné une «méfiance persistante à l’égard du pamphlet, de la satire littéraire ou même, tout simplement, d’un jugement de valeur sur les textes3». Il ajoutait, à propos des réactions virulentes déclenchées par ses propres pratiques critiques : «Je découvrais qu’en renouant avec une vieille tradition satirique, je venais de commettre quelque chose qui ne se faisait pas4».

Pierre Jourde ©Gallimard - JB Millot
 

D’autres entreprises contemporaines, partant de présupposés différents, laissent entendre des jugements comparables. Je pense par exemple au questionnaire mis au point par Sophie Calle et Grégoire Bouillier en novembre 2003 pour le magazine Les Inrocks. Soumis à un artiste différent chaque semaine pendant plusieurs mois, cet interrogatoire — vingt-deux questions au total, toujours les mêmes — passait de demandes en apparence banales, comme « qu’est-ce qui vous fait lever le matin ? » ou « d’où venez-vous ? », à des questions plus surprenantes, telle celle-ci : « Sous quelle forme aimeriez-vous revenir ? ». Deux d’entre elles ont plus particulièrement retenu mon attention par les réponses qu’elles ont suscitées. À la question de savoir si « tout le monde p[ouvait] être artiste ? », la plupart des personnes interrogées, y compris des écrivains, répondaient par la positive ou restaient évasifs. Les mêmes s’interdisaient le plus souvent de répondre à l’injonction de « cite[r] trois artistes vivants que vous détestez ». En somme, par leurs attitudes face à ces questions plus piquantes qu’il n’y paraissait de prime abord, ces créateurs donnaient raison à Jourde : ils se refusaient à, ou n’osaient pas, porter de jugement négatif public sur leurs contemporains.

S’il faut conserver quelque distance avec l’opinion, même très argumentée, d’un acteur engagé à plusieurs titres dans ce processus, comme l’est Pierre Jourde5, l’intuition de ce dernier mérite examen. Il sera donc question ici de faire un bref portrait de la satire littéraire contemporaine6 et d’en souligner les enjeux.

Pennac GranDe La Petite Marchande de Prose de Daniel Pennac (Gallimard, 1990) à La Revanche de Kevin d’Iegor Gran (P.O.L., 2015), nombreuses sont les œuvres à porter un regard plus ou moins satirique sur le monde littéraire contemporain. Les cibles de la verve de ces romanciers varient certes d’une œuvre à l’autre. Toutefois, quelques tendances s’imposent.

EchenozCommençons par pointer des thèmes déjà traités à d’autres époques littéraires.

Le conflit ancien entre l’amour de l’art et celui de l’argent demeure présent dans certains romans contemporains, y compris lorsqu’ils évoquent des secteurs de production où la réussite économique est, historiquement, la moins louable. Dans Je m’en vais (Minuit, 1999), par exemple, Jean Échenoz tourne en dérision le monde de l’art contemporain en riant des pratiques d’un galeriste davantage sensible à la valeur monétaire de ses artistes qu’à leurs conceptions de l’art. La nouveauté ne réside évidemment pas dans cette peinture du marchand insensible à l’art dont il vit ; elle se manifeste plutôt par le fait que les artistes gravitant autour de ce dernier sont également gagnés par cette logique économique, là où les siècles précédents avaient surtout figuré les artistes et écrivains en maudits ou bohèmes rejetant celle-ci avec superbe.

Plus nombreuses sont les œuvres réagissant à la médiatisation croissante du monde littéraire. Celle-ci, à vrai dire, est en marche depuis le milieu du 18e siècle7, mais elle a pris, ces dernières décennies, une ampleur et des fonctions nouvelles, au point de transformer l’activité critique en pratiques promotionnelles spécifiques de l’économie néo-libérale8. Elle est devenue de ce fait le « cœur de cible » de plusieurs œuvres de qualité.

JoncourAinsi, dans L’Écrivain national (Flammarion, 2014), Serge Joncour relate la visite d’un écrivain parisien invité en résidence dans une petite ville de province où il est accueilli par le maire comme un « écrivain national ». Obligé de se livrer à des lectures en librairie et à des ateliers d’écriture, il déçoit systématiquement les attentes placées en lui par la bourgeoisie cultivée de la région, tellement habituée aux comportements médiatiques de certains écrivains qu’elle est aveuglée par la singularité de celui-ci.

Chevillard (c)Editions de MinuitLes succès médiatiques de nombreux écrivains inspirent aussi Éric Chevillard, qui leur consacre plusieurs maximes de son blog, L’Autofictif9. Y scrutant, entre autres sujets, les mœurs littéraires de son temps et épinglant ceux qu’il juge les plus désolants, Chevillard prend régulièrement pour cible les auteurs les plus médiatisés, comme dans ce trait qu’il décoche en direction d’Éric Zemmour : chevillard« Il se vend, paraît-il, 15000 exemplaires par jour du livre d’Éric Zemmour, Le Suicide français – quelle hécatombe, en effet ! » (23 octobre 201410), ou dans celui-ci, qui cible Patrick Besson : « Un homme dangereux, le livre en forme de règlement de comptes qu’Émilie Frèche consacre à sa liaison avec Patrick Besson, décrit comme un manipulateur pervers quoique impuissant, est malgré tout d’une tragique nullité. Un vrai fléau littéraire, ce Besson. Il ne lui suffit pas d’écrire des livres calamiteux, il faut encore qu’il en inspire d’aussi mauvais11. » (1er septembre 2015). Il laisse aussi transparaître, dans d’autres attaques ou confessions, les attitudes qu’il estime : « L’écrivain à la télévision ne saura jamais nous convaincre que d’une chose. C’est qu’il lui faut la solitude, l’ombre et le secret pour donner le meilleur de lui-même12. » (31 août 2015). Que l’ascétisme réclamé par Chevillard ne nous trompe pas. S’il fuit les plateaux télévisés et les lieux mondains, s’il n’accorde que peu d’entretiens, il intervient de plus en plus fréquemment, en dehors de son œuvre romanesque, dans la vie littéraire de son temps, à travers son blog d’abord, ensuite via la critique hebdomadaire qu’il anime dans Le Monde des livres. Comme il le rappelait à un journaliste du Matricule des anges venu l’interroger : « L’écriture est pour moi une réaction à tout ce qui est de l’ordre de l’agression. Je suis dans une contre-attaque permanente lorsque j’écris. Derrière l’humour et la fantaisie, il y a beaucoup de hargne13. »

Éric Chevillard ©Éditions de Minuit
 

Cette hargne habite d’autres écrivains qui, sous couleur de divertir leurs lecteurs par des satires réjouissantes des milieux littéraires les plus mondains et les plus médiatisés, s’inquiètent avec angoisse des transformations qui agitent un monde de l’édition de plus en plus attentif aux réussites économiques. La Revanche de Kevin expose ainsi la supercherie qu’un écrivain et un jeune publiciste montent l’un et l’autre contre un éditeur prestigieux dont le flair esthétique s’est enrhumé face aux contraintes économiques. Le roman s’achèvera par le suicide des deux protagonistes, suicide dont la valeur – de renoncement ou de refus – reste incertaine.

La satire subsiste donc ; elle connaît même, ces dernières années, un regain de vitalité, que Pierre Jourde repérait également (dans Géographie intérieure, déjà cité). Il en attribuait les causes à la prolifération d’une parole critique sur la toile, qui a libéré la veine satirique des auteurs. Pour notre bonheur de lecteur, et pour l’édification d’un sens critique face aux enjeux de ce temps, espérons qu’il ne se soit pas trompé.

 

David Vrydaghs
Mai 2016

 

crayongris2Spécialiste de littérature française contemporaine, David Vrydaghs est professeur à l’Université de Namur.



1 Pierre Jourde, Géographie intérieure, Paris, Grasset, 2015.

2 Ibid., p. 44.

3 Ibid., p. 46.

4 Ibid., p. 50.

5 Pierre Jourde est notamment l’auteur de La littérature sans estomac (L’Esprit des Péninsules, 2002), recueil de critiques satiriques dénonçant la faible ambition littéraire de nombre d’auteurs contemporains loués par les médias ; du Jourde & Naulleau. Précis de littérature du xxie siècle (Mots & Cie, 2004 ; nouvelle édition augmentée : Mango, 2008), pastiche du Lagarde & Michard consacré aux mêmes écrivains, avec une intention dénonciatrice comparable ; et du blog critique Confitures de culture, dont les meilleures pages furent recueillies dans C’est la culture qu’on assassine (Balland, 2011) et La Culture bouge encore (Hugo&Cie, 2015).

6 Les historiens de la littérature s’accordent largement aujourd’hui pour reconnaître qu’une nouvelle période littéraire commence à partir des années 1980. Se produisent alors de nombreux changements institutionnels et esthétiques qui modifient progressivement les manières de pratiquer et de penser la littérature. Voir sur ce point Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, 2e édition, Paris, Bordas, 2008.

7 Voir à ce sujet le travail d’Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, 2014 et celui de Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.

8 Voir sur ce point Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, « La “nouvelle génération” romancière face à ses réseaux (1997-2001) », dans Les Réseaux littéraires, sous la dir. de Daphné de Marneffe et Benoît Denis, Bruxelles, Le Cri, 2006, p. 249-262.

9 Ce blog, qui s’enrichit chaque jour ou presque de trois phrases inédites (sans lien direct entre elles ou constituant un récit miniature), est consultable à l’adresse suivante : http://autofictif.blogspot.fr. Depuis 2008, les éditions de l’Arbre Vengeur publient chaque année, au mois de janvier, les phrases de l’année scolaire écoulée. Huit volumes de ce « journal » ont paru à ce jour.

10  Éric Chevillard, L’Autofictif doyen de l’humanité. Journal 2014-2015, Talence, L’Arbre Vengeur, 2016, p. 30.

11 Ibid., p. 222.

12 Ibid.

13Éric Chevillard, « Cheviller au corps : entretien avec Emmanuel Favre », Le matricule des anges, n° 61, mars 2005, p. 19.