L'art et le goût

Écarté par l'hégémonie religieuse puis par la philosophie occidentale dans son ensemble, le sens du goût, a été refoulé par la société bien-pensante. Depuis le siècle dernier et sa façon nouvelle d'envisager l'objet de représentation, les sens se libèrent et le goût trouve une place de choix tout à fait inédite. Aube du futur, notre siècle voit pourtant poindre une tendance nouvelle, inquiétante : la beautyfood. L'alimentation devient obsession et dérive vers le culte de la maigreur annihilant une fois encore toute notion de plaisir. Conclusions d'un entretien avec Michel Delville, auteur de Food, Poetry and the Aesthetics of Consumption. Eating the Avant-Garde, et Viktoria von Hoffmann, historienne spécialiste de l'histoire du goût.

Marginalisation du goût : La censure religieuse et l'idéalisme allemand

Dieu dit : ‘'Nourrissez-vous de tous les fruits du jardin, mais ne touchez pas à celui de l'arbre de la science du bien et du mal, car si vous en mangez, vous mourrez certainement''.  Tentée par le serpent, Eve considéra la beauté du fruit, en prit et en mangea. Elle en porta ensuite à Adam, qui s'en nourrit comme elle  (...)

 

histoire du gout

La suite est connue et c'est par la bouche que le péché originel entra au sein même de l'humanité.  Cette vision judéo-chrétienne a longtemps déterminé notre rapport  à la nourriture. Nous obligeant à refouler le goût, elle l'a marginalisé, exclu, faisant de la gourmandise un péché capital. Au XVIIe siècle, traité de civilité oblige, il ne convient pas de parler du goût. Mais déjà, le théâtre ose. Farces de Molière ou comédies shakespeariennes abordent le sujet de façon triviale, grotesque. L'objet est obscène mais le genre n'est pas noble et personne ne s'en émeut.  

Le goût est également associé à une forme de toucher.  C'est un sens dangereux, car il renvoie à un plaisir charnel intense et individuel. Il faut donc le réguler par l'ascèse car les jouissances physiques écartent de Dieu et de la pensée.

Infanterie de ligne, de Jules Renard dit Draner (1833-1923)
© Collections artistiques de l'ULg

 

C'est avec ce même dédain que les philosophes le considèrent, dès l'Antiquité. Distraction de l'esprit chez Platon, le goût devient, avec le toucher et l'odorat, un sens mineur chez Aristote, qui ne dédaignait toutefois pas les plaisirs des sens, qu'il considérait comme complémentaires de la recherche de la sagesse et de la connaissance. Ces trois sens matériels - goût, toucher, odorat - s'opposent alors aux sens nobles et intellectuels que sont la vue et l'ouïe. Cette idée est à l'origine d'une hiérarchie des sens qui deviendra un véritable topos littéraire, notamment à la Renaissance. Encore une fois, le goût, écarté, est placé au bas de l'échelle sensorielle, nous renvoyant de manière bien trop flagrante à notre animalité.  

Kant

Ce mépris pour le sens du goût s'accroît particulièrement dans l'idéalisme allemand où il est considéré comme trop subjectif pour être pertinent. Le goût n'est-il pas comme les couleurs, indiscutable ?  Pour Kant, le sujet mangeant ne peut accéder à une véritable connaissance du monde comestible. Tout au plus peut-il prétendre exprimer des impressions gustatives fugitives, dénuées de toute pertinence en raison de leur nature intime et privée.

Pour Hegel également, l'intimité corporelle unissant la nourriture au sujet abolit dangereusement toute distance critique. Pour une bonne maîtrise du sujet, la science impose sa marge et ses objets d'étude valables: le goût « corporel » n'en est pas un.

 

 

Les gras
La cuisine grasse par Pieter van der Heyden, dit Merica (c.1530-1575), d'après Pieter Bruegel © Collections artistiques de l'ULg

 

La farce

En littérature, il existe une figuration du goût. Cela va de l'homme ventru au gros cou qui a faim de tout et de tout le monde au jouisseur sympathique comme chez Rabelais. Mais c'est toujours dans les genres littéraires grotesques ou considérés comme inférieurs (farce, comédie...) que la nourriture, sujet trivial, trouve une place centrale, illustrant le plus souvent l'idée d'excès et d'intempérance alimentaires. Ailleurs, les mentions gustatives ne revêtent qu'un caractère anecdotique ou secondaire. 


 

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