L'art et le goût

La nature morte

Si l'on considère maintenant le point de vue artistique, un genre a entretenu tout au long de son histoire des liens particulièrement étroits avec la nourriture : la nature morte. Avec son avènement, l'appétit se fait visuel. C'est à la Renaissance que la représentation d'objets quotidiens commence à prendre de l'ampleur. À l'époque, sa fonction est avant tout moralisatrice : en nous rappelant la perspective de la mort, elle souligne la vanité et la futilité des plaisirs terrestres. Dans les natures mortes comportant un memento mori (un crâne, par exemple),  chaque fruit, chaque fleur a une signification propre. À partir du XVIIe siècle, avec le développement de la conscience bourgeoise, l'aspect esthétique de la nature morte commence à revêtir plus d'importance. Métonymiquement, les peintres représentent ce que cette classe sociale naissante pouvait manger, car il est impératif, pour qu'elle démontre ce qu'elle possède, qu'elle affiche ses richesses. Avec les postimpressionnistes, la nature morte perd son message extra-pictural.  Ainsi, lorsque Cézanne, puis les cubistes représentent une banane, par exemple, il n'y a plus de valeur métaphorique. Nous assistons là à une sécularisation de la nature morte, à une littéralisation de la valeur symbolique qui lui était autrefois associée. La signification de la nature morte évolue avec celle de l'objet, et celui-ci sera dorénavant représenté pour lui-même. Place à l'avant-garde.

 

L'avant-garde ou la libération des sens

manzoni

En rompant avec le passé, l'avant-garde se libère de cette nécessité systématique de codifier les choses, de les réguler de manière esthétique. L'artiste contemporain ne manque d'ailleurs pas d'inventivité  pour déjouer toute tentative de symbolisation, qu'elle soit poétique ou visuelle. Novateur, cet art pose un autre regard sur l'objet, un regard qui flirte parfois avec l'abjection et la scataologie (le spectre de Rabelais resurgit ici), comme chez  Piero Manzoni, par exemple, lorsqu'il fabrique ses boîtes de conserve d'excréments, s'opposant par la même occasion à la fonction mimétique de l'art.  L'art devient non rétinien (pour reprendre l'expression de Marcel Duchamp), non représentationnel, au risque de ne plus faire référence qu'à lui-même.

Piero Manzoni, Merda d'artista, 1961 

Lorsque l'aliment cesse d'être considéré comme un moyen de survie, ce qui est le cas dans nos sociétés occidentales caractérisées par une surabondance de nourriture,  il devient un objet esthétique dissocié de sa valeur d'usage. C'est un luxe que ne peuvent évidemment pas se permettre les artistes issus de contrées où la famine fait rage.  De même, sous l'Ancien Régime, les discussions sur le goût sont l'apanage des catégories sociales très aisées et éduquées. La grande majorité de la population n'a pas laissé de traces de ses conceptions alimentaires (d'abord parce qu'elle ne savait pas écrire, ensuite parce que la nourriture était une question de survie avant tout).

La libération des sens a aidé ces artistes à opérer sur la matière. Le corps ne fait plus peur aux avant-gardistes, il occupe même le devant de la scène comme c'est le cas lors des Happenings. Ces performances artistiques nées au début des années 60 sont souvent liées à la problématique de la nourriture.

Plus récemment, l'installation Cloaca (2001) de l'artiste belge Wim Delvoye est un exemple d'abstraction, de mécanisation et de désincarnation (au sens littéral) du processus digestif. En créant cette machine représentant un tube digestif mécanisé, Delvoye s'est approprié le désir d'appréhender les excès du corps. L'on y retrouve l'idée du corps sans limites cher à Mikhaïl Bakhtine et sa théorie corporelle du grotesque.

 

Beautyfood

De nos jours, une autre tendance se dessine. La diététique est devenue une obsession, l'alimentation, une prescription médicale. Et le plaisir de la nourriture est à nouveau considéré comme secondaire, désormais subordonné au culte de la minceur, malgré l'émergence d'un mouvement slow food qui valorise au contraire le plaisir d'une alimentation goûteuse,  saine et authentique.

Antin

Mais cette angoisse de la malbouffe cache une autre vérité, car si l'on mange moins ce n'est pas pour manger mieux, mais  par souci esthétique. Aujourd'hui, de manière effrayante se développe une promotion de l'anorexie, un culte de la maigreur construit par le marketing. Bien que cette problématique soit typique de notre époque, les  Kate Moss ont toujours existé et déjà dans les années 60 et 70, Twiggy Lawson faisait scandale, sans parler des saintes ascétiques telles que Sainte Catherine de Sienne, véritables précurseurs des food happenings d'après-guerre. Ce thème a d'ailleurs été abordé en 1972 par l'artiste Eleanor Antin. Dans  Carving, en documentant un régime alimentaire qu'elle a suivi pendant 36 jours, l'artiste évoque le statut de la femme en tant qu'objet sexuel et d'investigation.

Eleanor Antin, Carving, 1972

Les travaux d'Antin et de bien d'autres (de Rabelais à Wayne Thiebaud en passant par Joyce et Ponge) démontrent qu'au fil des siècles, à travers le regard de l'artiste, notre rapport au corps a évolué. De manière directe, symbolique ou détournée, sa sensibilité a fait éclore nos sens. Et aujourd'hui, face aux dérives de la beautyfood attitude, peut-être nous met-il en garde contre une nouvelle forme de dérèglement des sens ?

 

Martha Regueiro
Mai 2009

 

Michel Delville enseigne la littérature comparée et la littérature américaine à l'ULg. Il a publié en 2008 un ouvrage consacré aux rapports entre art avant-gardiste et alimentation.

Viktoria von Hoffmann est historienne, spécialisée en histoire moderne. Aspirante F.N.R.S., elle travaille actuellement sur une thèse de doctorat consacrée à l'histoire des représentations du goût (XVIIe-XVIIIe siècles)

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Martha Regueiro est journaliste indépendante. Elle anime également une émission consacrée à l'art et au spectacle sur 48FM, la radio des étudiants de l'Université de Liège.

 

Eating the Avant-Garde. Michel Delville

 

Michel Delville, Food, Poetry, and the Aesthetics of Consumption. Eating the Avant-Garde, Routledge, 2008.

 

Les artistes avant-gardistes redécouvrent le goût du manger et se livrent, nous dit Michel Delville, à la "gastro-esthétique",  sans boulimie certes mais, s'étant libérés des vieux interdits qui  refusaient au sens du goût la moindre valeur esthétique, sans remords non plus. Dans les œuvres avant-gardistes qu'analyse Delville, le corps, avec ses plaisirs et ses désirs, ses anxiétés et ses craintes,  retrouve tous ses droits.

 

Voir le compte rendu de cet ouvrage : Manger l'avant-garde : goûter c'est croire par E. Uskalis, paru dans Reflexions.

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