Animer, bricoler, secouer. L’art loufoque et poétique de Patar et Aubier
 Alors qu’une pluie de récompenses et de nominations continue de s’abattre sur Ernest et Célestine (César du Meilleur film d’animation, Magritte du Meilleur film belge, Magritte du Meilleur réalisateur, nomination aux Oscars, etc. ), Vincent Patar et Stéphane Aubier poursuivent imperturbablement leur malicieux travail d’animateurs-artisans.

wildroomerLe film est américain et date de 1926. Il s’intitule A Wild Roomer, mais est connu en français sous le titre Un bricoleur acharné de la série des films burlesques Bricolo. Le réalisateur, également acteur principal du film (le Bricolo en question), est Charles Bowers, ancien dessinateur très présent dans l’industrie naissante du cartoon hollywoodien qui se consacre, au milieu des années 1920, au cinéma burlesque avec l’idée de mélanger prises de vues réelles et séquences d’animation d’objets. D’une inventivité folle (comme la plupart des films de Bowers), Un Bricoleur acharné met en scène l’invention puis la démonstration d’une machine aussi géniale qu’infernale par Bricolo. Grande comme une caravane, cette spectaculaire machine à merveille, télécommandée à l’aide d’une énorme console, semble n’avoir aucune limite. Ainsi, elle nettoie, elle rase, elle sort les poubelles, et elle produit même des spectacles d’animation (des bras automatisés animent une poupée). Mais, bien entendu, cinéma burlesque oblige, la démonstration des folles capacités de la machine ne va pas sans provoquer une perturbation aussi rocambolesque que catastrophique des lieux de l’action (destructions d’immeubles) comme de l’ordre social (oncle, grand-mère et autre logeuse respectable sont irrévérencieusement ridiculisés par la machine devenue incontrôlable).

Si le film est peut-être inconnu de Vincent Patar et Stéphane Aubier, il évoque pourtant parfaitement une certaine vision et une certaine tradition de l’art animé dans laquelle s’inscrivent les deux cinéastes compères : la revendication d’un aspect bricolé, le goût permanent de la loufoquerie, l’exultation du mouvement instinctif et indomptable, la célébration d’une sauvagerie grotesque et impérieuse.

Pic pic andre shoow quatre moinsunC’est en 1988 que Vincent Patar et Stéphane Aubier, qui se sont rencontrés peu avant sur les bancs de Saint-Luc Liège avant de confirmer leur complicité à La Cambre, réalisent leur premier court métrage très animé, le Pic Pic André Shoow, cartoon frénétique et absurde, totalement ébouriffant, qui connaîtra encore trois suites. Si chacun des animateurs expérimente de son côté différentes techniques (les papiers découpés de Saint-Nicolas chez les Baltus en 1991 ou Les Baltus au cirque en 1998 pour Stéphane Aubier, la pâte à modeler pour Tout l’amour et le dessin papier pour Babyroussa, the Babiroussa, tous deux en 1991, ou encore le cruel et jouissif Ballon, Ballon en 1997 pour Vincent Patar), c’est en associant leur fantaisie que les deux animateurs parviennent à conquérir le public. L’histoire de leur complémentarité est trop belle pour ne pas être répétée ici : la paternité d’André, le mauvais cheval, revient à Patar et Pic Pic le cochon magique doit son existence à Stéphane Aubier. Le succès de Pic Pic André Shoow scelle ainsi un pacte de collaboration qui va permettre aux deux artistes d’exprimer pleinement leur fantaisie.  

Cet univers graphique, où le temps et l’espace se soumettent à l’invention dessinée, rappelant par moments la liberté créatrice des pionniers du dessin animé comme Émile Cohl, où seule importait l’aventure du trait dessiné,  se mâtine au rythme infernal, au génie du gag cadencé et à l’anthropomorphisme comique du cartoon américain le plus débridé (Chuck Jones, Tex Avery, Walter Lantz, etc.). Mais le succès de la série doit bien sûr énormément à sa bande-son tonitruante et au recours aux accents régionaux (certaines voix étant tenues par les animateurs eux-mêmes). Cette belgitude férocement exposée se complète d’un humour incisif, voire agressif, qui rend les péripéties de Pic Pic et André tout simplement imparables, le spectateur étant sommé de rire, soit par complicité, soit par réflexe défensif. Rien de calculé pourtant dans cette production, dont la fraîcheur et la spontanéité sont les qualités premières.

PANIQUE AU VILLAGEDébut des années 2000, cherchant une formule professionnellement viable, les deux animateurs, encouragés par le producteur Vincent Tavier, se lancent dans une nouvelle série au départ d’un travail pour La Cambre réalisé en 1991 par Stéphane Aubier. La technique est simple et moins chronophage que d’autres pratiques animées : il s’agit de modifier, image par image, les positions de jouets d’enfants, des petits personnages en plastique (soldats, cow-boys et indiens, animaux de la ferme, etc.). Avec la série Panique au village (une vingtaine d’épisodes produits par La Parti Production pour Canal +) et cette appréhension du stop motion, Patar et Aubier s’affranchissent de la technicité lourde et laborieuse du dessin animé traditionnel pour déployer plus rapidement et plus spontanément encore leur univers fantasque et bigarré. Animation, décors, personnages (Indien, Steven, Cheval, Coboy, Janine, Facteur, l’Ours…), tout est dring dring paw paw djoum-djoum dans cette série de courts métrages au rythme effréné. Mouvements saccadés, brutalités des échanges, dialogues à l’emporte-pièce et aux accents hyper savoureux, ellipses surprenantes, tout est soumis ici aux impératifs de la fulgurance et du ludique. À l’étroit dans la forme sérielle, les cinéastes décident de tenter l’aventure du long métrage au départ de l’un des épisodes de la série (Les Voleurs de cartes). Après une longue gestation, Panique au village – le film se lance à l’abordage des écrans en 2009. L’esthétique ne varie cependant pas. Trouvant, non sans difficulté, un autre souffle sur sa longueur, la panique s’étend à nombre de décors et de personnages supplémentaires. L’ingénuité de l’animation, les retournements de situation et le tempo des figurines bringuebalées à toute allure désarment les attentes des spectateurs et les entrainent dans un tourbillon d’aventures absurdes et réjouissantes. Si le mode de production a changé, l’importance du bricolage reste la même. Patar et Aubier, convaincus de détenir là une des clefs de la vivacité et de l’humanité de leur création, ont souvent dit leur préoccupation de s’entourer d’une équipe de bricoleurs, capables d’improviser astucieusement dans l’urgence. De fait, quels que soient les projets, cette fièvre traverse de part en part les œuvres, les installant dans un registre rocambolesque et funambulesque.

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