Animer, bricoler, secouer. L’art loufoque et poétique de Patar et Aubier

ERNEST+ETCELESTINED’aucuns se sont donc étonnés de voir les deux animateurs flibustiers convoqués au chevet du long métrage littéraire aux tons pastel Ernest et Célestine. Très heureux de leur participation au projet, ils n’ont cependant de cesse de rappeler modestement la part congrue de leur investissement, et ce malgré les distinctions qui ne discontinuent pas de les honorer depuis la sortie du film. Il est vrai que les deux cinéastes sont arrivés tardivement sur ce projet déjà bien établi : portée par le producteur français Didier Brunner (Kirikou, Les Triplettes de Belleville, Brendan et le secret de Kelis), signée par l’écrivain Daniel Pennac, l’adaptation respecte toute la délicatesse et la subtilité des intrigues et, surtout, des illustrations de Gabrielle Vincent (Ernest et Célestine, faut-il le rappeler, est d’abord une série d’albums illustrés parus entre 1981 et 2000). Jouant la fidélité visuelle, le film tente de retrouver la finesse et l’économie des traits des dessins de l’auteure, aidé en cela par un logiciel, mis au point par les frères Serge et Marc Umé (la société liégeoise Digital Graphics), permettant d’animer les aquarelles tout en respectant leur raffinement. La direction artistique du film est placée entre les mains de Benjamin Renner, auteur de quelques courts métrages remarqués, dont La Queue de la souris (2007). Pour sa première expérience de réalisateur de long métrage, il se voit donc adjoint deux figures extravagantes, mais expérimentées. Vincent Patar et Stéphane Aubier interviendront essentiellement sur le story-board, le découpage et une partie de la post-production, laissant à Benjamin Renner la création graphique même du film. Loin de la truculence de leur filmographie, Ernest et Célestine n’est toutefois pas sans liens avec l’univers de Patar et Aubier (personnages très caractérisés, situations insolites et irrévérencieuses, bouleversements spatio-temporels favorisés par les processus mêmes de l’animation). 

Mais alors que le film s’impose comme un nouveau canon de l’animation contemporaine (il concourt aux Oscars à côté des dernières productions Disney, Dreamworks et Ghibli ; le doublage américain convoque des acteurs aussi connus et importants que Forest Whitaker, Lauren Bacall, Paul Giamatti ou Willimam H. Macy), Vincent Patar et Stéphane Aubier sont retournés dans leur antre, leur studio d’animation, pour retrouver la joie de la manipulation des petites figurines en plastique pour un nouvel épisode spécial de Panique au village (le moyen métrage La Bûche de Noël, diffusé à la télévision en décembre 2013). Et de nouveaux projets non moins facétieux et artisanaux sont en route.

Dans un célèbre passage de La Pensée sauvage (Plon, 1962), l’anthropologue Claude Lévi-Strauss opposait le bricoleur et l’ingénieur, soit, pour le dire trop vite, les registres de la pensée du mythique (du « sauvage ») et de la pensée scientifique moderne. Le premier construit au gré des opportunités, avec ce qui lui tombe sous la main, le second dispose de nombreux matériaux et outils. Mais du bricolage, précise l’anthropologue, émane une poésie particulière. Dans son sens ancien, rappelle-t-il, le verbe bricoler s’applique au jeu de balle, à la chasse et à l’équitation (André ? Cheval ?), mais toujours pour évoquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle. Et, de nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l’homme de l’art. Un bricolage n’est dès lors pas qu’un accomplissement ou une simple exécution, il est aussi une narration en lui-même. Il raconte quelque chose de son auteur.

À la manière du génialissime Bricolo du film Un Bricoleur acharné, Vincent Patar et Stéphane Aubier, fidèles à leur vision artisanale de l’animation, évitent soigneusement les lignes droites, privilégient l’incident, exploitent les trouvailles plutôt que les techniques,  dialoguent avec les matières hétéroclites, organisent les conditions de la truculence chaotique. La jubilation est à ce prix1.

Dick Tomasovic
Février 2014

crayongris2Dick Tomasovic enseigne les théories et pratiques des arts du spectacle au département d'Arts et sciences de la communication. Sur le dessin animé, il a publié, entre autres, l'ouvrage Le Corps en abîme. Sur la figurine et le cinéma d'animation (Rouge Profond,  2006).



1 Pour détailler davantage le parcours de Patar, Aubier, mais aussi de toute une génération de créatifs facétieux, on consultera avec intérêt l’ouvrage joliment illustré d’Alain Lorfèvre,  Destins animésPatar, Aubier et Cie, WBI – Centre du Cinéma et de l’audiovisuel, Bruxelles, 2011.

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