Censurer librement ? À propos d’un jugement récent sur le barbouillage publicitaire

Trois idées essentielles me semblent devoir être pointées dans ces attendus.

La première est que le discours publicitaire est rendu à son statut d’expression libre dans l’espace public. Le fait que l’espace sur lequel il se déploie a été acheté, en fonction d’intérêts particuliers et privés d’annonceurs, est secondaire par rapport à ce fait premier : il s’agit d’un discours qui exprime des opinions et qui les diffuse. Cette idée invite nécessairement à se demander ce qui distingue l’espace privé et l’espace public, et à mesurer la charge neuve que prennent des messages ou des opinions exprimées lorsqu’ils passent de l’un à l’autre.

De ce fait découle la deuxième idée maîtresse, qui est que l’anti-slogan est de la même nature que le slogan contre (tout contre) lequel il s’inscrit. Le barbouillage n’est pas à considérer comme une dégradation matérielle grave (évidemment, dans la mesure où il s’interdit de faire autre chose que de barbouiller), mais comme un discours, lui aussi, exprimé librement dans l’espace public et identifiable comme tel. Les attendus semblent en effet reconnaître une distinction entre deux couches physiques de messages : celle de l’affiche, louée par l’annonceur, et celle du barbouillage, qui n’investit pas matériellement la première, mais en crée une seconde, indépendante, bien qu’elle pointe vers le message duquel elle tire une part de sa raison d’être.

Enfin, même à considérer le barbouillage comme une « dégradation légère » du bien d’autrui, le jugement reconnaît qu’il est commis en « état de nécessité » et face à une « contrainte morale » qu’exerce la publicité ; autrement dit : lorsqu’un discours est considéré comme nocif pour la communauté auquel il s’adresse, sa censure est légitime.

Tout repose évidemment sur la manière dont on établit cette nocivité. Les attendus du jugement recourent à l’avis d’experts en neurosciences, pour prouver qu’il est impossible au cerveau humain d’échapper aux messages publicitaires de grandes dimensions dans les villes ; lorsque ces messages visent à encourager des comportements qui sont par ailleurs combattus par les pouvoirs publics (consommation excessive d’alcool ou de cigarettes, achat de véhicules dépassant les vitesses autorisées), il devient nécessaire de chercher à en limiter la diffusion. On voit ici que l’institution judiciaire a besoin de faire appel au maintien de l’intégrité physique des citoyens pour pouvoir justifier l’action des barbouilleurs, qui déborde évidemment de loin le cas des publicités pour le tabac, l’alcool ou les voitures de sport. Le jugement joue ainsi sur la confusion entre la nocivité de certains produits vantés par des publicités et la nuisance (tout aussi physique) de la publicité elle-même, quels qu’en soient ses objets. Cette confusion est recouverte par la notion commode de « contrainte morale », qui nous indique, plus généralement, que la censure renvoie aux limites que la société assigne à ses contradictions internes.

AntonioAlaimo-New yorkDans beaucoup de cas, ces limites de la cohérence morale d’une société sont observées et maintenues par les institutions de pouvoir elles-mêmes, qui exercent leur censure en conformité avec ce qu’elles ont défini comme seuil de tolérance – ce sont les cas qui correspondent à la définition canonique de la censure comme répression de la liberté individuelle. Dans d’autres cas, plus rares sans doute, c’est d’abord pour l’individu singulier que les tensions idéologiques auxquelles il est soumis deviennent insupportables, et c’est par lui qu’advient la censure, cette fois comme réponse libre à la violence qu’entraînent les contextes d’écartèlement idéologique.

Photo Antonio Alaimo. PhotoClub Image ULg

Dans ces cas, l’instrument de la censure peut permettre de porter à l’existence réelle une forme d’insupportable collectif, là où il n’y avait qu’une somme de souffrances normalisées et supportées individuellement.

François Provenzano
Septembre 2013

 

crayongris2François Provenzano est chercheur en Sciences du langage et rhétorique au Département de Langues et littératures françaises et romanes de l’ULg. Ses recherches récentes portent notamment sur la rhétorique, la circulation sociale du discours théorique et l’histoire des idées linguistiques. Il est notamment l’auteur de Vies et mort de la francophonie – Une politique française de la langue et de la littérature (Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2011) et Historiographies périphériques – Enjeux et rhétoriques de l’histoire littéraire en francophonie du Nord (Bruxelles, Académie royale, 2012).

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