Censurer librement ? À propos d’un jugement récent sur le barbouillage publicitaire

Bernard Sadzot-Time squareLa publicité est souvent perçue comme une présence de plus en plus envahissante, intrusive et abrutissante, dans notre univers visuel quotidien, au point qu’il nous vient parfois l’envie de caviarder certains slogans. Cela ferait-il de nous des censeurs ?

Notre représentation commune de la censure l’associe à l’action d’un pouvoir autoritaire et répressif, qui exercerait indûment sa domination sur toute manifestation dissonante par rapport à un ordre établi. À ce titre, la censure est perçue comme une intervention contraire aux principes démocratiques de liberté d’opinion et d’expression que l’on définit, a contrario, par un accès libre à l’agora publique où tout le monde peut faire entendre sa voix.

Photo Bernard Sadzot. PhotoClub Image ULg

La polarité claire entre la censure et la liberté d’expression semble ainsi reposer sur une conception égalitaire, irénique même, de l’espace public et des supports de diffusion qui l’habitent. Selon une telle conception, l’espace public – prenons l’exemple plus clair de l’espace urbain – s’offrirait comme une vaste interface, investie par les signes qu’y déposerait, à titre égal, l’individu singulier, le collectif, le pouvoir public lui-même ou l’entreprise privée, notamment via la publicité. Celle-ci occupe une portion considérable de l’univers visuel de nos villes. Les messages qu’elle diffuse répondent a priori à ce principe de la liberté d’expression dans l’espace public. La meilleure preuve en est que, lorsque la publicité fait l’objet d’une censure de la part des pouvoirs publics, c’est précisément parce qu’on estime que cette liberté d’opinion et d’expression porte atteinte à d’autres droits fondamentaux (comme c’est le cas pour les publicités véhiculant des stéréotypes sexistes ou racistes).

Provenzano2Il est une autre forme de censure qui peut s’exercer sur les messages publicitaires, et qui, tout en renvoyant, elle aussi, la pub à son statut d’expression libre, s’exerce elle-même au nom de la liberté. Nous songeons ici aux « barbouillages » de panneaux publicitaires, dont certains collectifs militants (comme, en France, « Les Déboulonneurs ») se sont fait la spécialité.

De quoi s’agit-il, très concrètement ? Un constat de départ, et d’importance : le barbouilleur agit ici sans lien avec une institution de pouvoir, si ce n’est le collectif auquel il appartient. Sans (généralement) (trop) dégrader le support lui-même de l’affiche publicitaire, il surimpose son message à celui que diffuse l’image et/ou le slogan de la publicité. Parfois, ce message est ironique ; en surenchérissant sur la modalité injonctive du discours publicitaire, il en fait apparaître le caractère aliénant et coercitif – c’est ce que réalisent les fréquents détournements de slogans ou d’images publicitaires. Parfois, son intervention agit plutôt comme un contre-discours : en explicitant, au premier degré cette fois, le pôle opposé de l’univers de valeurs qui sous-tend le discours publicitaire, elle renvoie ce discours, précisément, à une position idéologique située et, dès lors, contestable. Dans d’autres cas encore, l’action consiste plus simplement à recouvrir, avec une bâche par exemple, la surface de la diffusion publicitaire, en en faisant ainsi ressortir soudain l’imposante opacité dans le continuum visuel du spectateur urbain.

Ces interventions peuvent-elles être considérées comme des formes de censure ? Si oui, faut-il les condamner comme indûment répressives et contraires à la liberté d’expression ? Au nom de quoi, et contre quoi, s’exercent-elles ? Plus généralement, que révèlent-elles des enjeux que recouvre le partage entre censure et liberté d’expression ?

Il peut être intéressant d’envisager ces questions à partir du jugement de relaxe rendu récemment à l’encontre de six membres du collectif des « Déboulonneurs », qui avaient comparu en justice pour « dégradation ou détérioration grave de panneaux publicitaires »1. Il est déjà remarquable que les annonceurs eux-mêmes n’ont pas entamé de poursuites ; c’est la société d’affichage JCDecaux qui s’est constituée partie civile dans ce procès, en visant donc uniquement la dégradation matérielle des supports. Cela étant, la motivation du jugement de relaxe fait bien porter le débat sur les contenus publicitaires eux-mêmes, et sur leur barbouillage. Voici quelques morceaux choisis des attendus :

« Concernant les dégradations légères, elles ont été commises pour affirmer des opinions, celles de voir réduire à des dimensions de 50 x 70 cm la dimension des panneaux publicitaires qui prolifèrent dans les villes et leurs abords. […]

Lorsque le bien d’autrui est une publicité, le droit de propriété que protège l’article R. 635-1 du Code pénal, entre en conflit avec la liberté d’expression affirmée elle aussi comme un droit fondamental. […]

[L]es articles L. 581-1 et L. 581-3 du Code de l’environnement permettent d’exprimer des informations et des idées par la voie d’enseignes publicitaires. L’apposition de slogans publicitaires, ou de slogans contre-publicitaires, comme l’ont fait les prévenus, relève du même droit, celui d’exprimer des informations et des idées. Les prévenus doivent donc être relaxés, le règlement prévoyant certes la répression des dégradations légères, mais les textes concernant la liberté d’expression, dont celle de la publicité, ayant une force supérieure, seule la loi pouvant limiter la liberté d’expression posée en principe par ces textes. […]

Il convient de s’interroger sur la notion de dégradation, s’agissant de slogans écrits sur des panneaux publicitaires supportant eux-mêmes d’autres slogans, d’un sens évidemment différent. […] Les inscriptions des prévenus se superposent aux slogans de l’affiche, qui n’est ni déchirée, ni détériorée, mais complétée par d’autres mots inscrits dans un autre graphisme. […]

La publicité, dans les très grandes dimensions d’affiches ou de panneaux, qu’elle impose désormais dans l’espace public, comporte une contrainte morale pour les passants. […] Il est […] indéniable que la publicité par affichage public de très grande dimension peut, dans certains cas, présenter un danger imminent pour la santé de l’être humain. En l’espèce, les affiches qui ont été recouvertes de slogans par les prévenus concernaient ce type de publicité. […]

Devant la nocivité pour la santé de certaines publicités pour les aliments malsains, le tabac ou l’alcool, à l’origine du décès d’un nombre non négligeable de personnes, il peut être considéré que le fait de griffonner des slogans sur des affiches, c’est-à-dire de commettre des contraventions de dégradations légères, est proportionné au danger de maladie ou de mort couru par ces personnes.

Les contraventions de dégradations légères ont donc été commises en état de nécessité. Il convient d’en relaxer les prévenus. »




1 Le jugement (relaxe) a eu lieu le 25 mars 2013 ; les « attendus » de ce jugement, c’est-à-dire l’explicitation des éléments qui fondent ce jugement, viennent d’être rendus publics (ils sont notamment accessibles en intégralité ici). Les militants du combat antipub y voient une victoire cruciale, qui légitime leur démarche. La presse a fait écho à ce jugement ; voir notamment : http://www.liberation.fr/societe/2013/03/25/six-deboulonneurs-relaxes-par-la-justice_891113 et http://blogs.mediapart.fr/blog/la-rotative/260313/deboulonneurs-la-desobeissance-civile-justifiee-par-le-tribunal-de-paris.

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