Eschatologies apocalyptique et millénaristes : christianisme et fin des temps

Depuis les visions apocalyptiques de Jean, qui elles-mêmes se nourrissent de références prophétiques vétérotestamentaires, les chrétiens attendent le Jugement dernier qui marquera la fin des temps et permettra aux élus de rejoindre la Jérusalem céleste tandis que les damnés iront brûler dans le feu que le diable leur a préparé. Toute l’histoire du christianisme est traversée par cette tension eschatologique : si les chrétiens aspirent à vivre éternellement dans le « royaume de Dieu », ils craignent aussi intensément l’arrivée de l’Antéchrist et l’ultime combat qui mettra fin à l’histoire…

De Jean à Augustin

Albrecht Dürer, Les quatre cavaliers de l'Apocalypse (L'ouverture des quatre premiers sceaux), 1497.
Collections artistiques de l'ULg

cranachDernier des livres du Nouveau Testament, le livre de l’Apocalypse, attribué à l’apôtre Jean, est un texte prophétique qui « révèle » à sept églises d’Asie la fin des temps (le mot apokalupsis, en grec, signifie en effet « révélation »). Multipliant à l’envi les symboles et les chiffres, Jean y décrit d’extraordinaires visions hermétiques où apparaissent tour à tour des figures monstrueuses telles un énorme dragon rouge à sept têtes et dix cornes qui s’apprête à sauter sur un enfant qu’une femme est sur le point de mettre au monde (Ap. 12), une « grande prostituée » du nom de Babylone (Ap. 17), un faux prophète (Ap. 19)… Tous s’engagent dans un combat qui oppose la « Bête » à Dieu. À l’issue de ce combat, Jean voit un ange descendre du ciel et enchaîner Satan : le Christ revient alors régner sur terre pour une période de mille ans au terme desquels, Satan libéré, vient une dernière fois tourmenter les hommes avant d’être définitivement vaincu. Les hommes sont alors jugés, la terre et le ciel disparaissent tandis que descend la Jérusalem céleste.

Le récit apocalyptique de Jean réunit deux traditions bibliques différentes : la certitude du règne terrestre du messie et le Jugement dernier. Isaïe, Ezéchiel et Daniel avaient en effet déjà évoqué l’instauration d’une longue période de prospérité sur Terre au moment de la venue du messie que leurs prophéties annonçaient : l’arrivée de leur messie devait coïncider avec l’avènement de la paix et de l’abondance. Dans l’Apocalypse, Jean – qui maîtrise parfaitement les textes vétérotestamentaires – précise cette promesse faite par les trois prophètes en fixant à mille ans la durée de cette période de bonheur et en initiant dès lors la croyance « millénariste » qui connaîtra de nombreuses résurgences dans les siècles suivants. À ces mille ans de prospérité pendant lesquels les hommes vivraient enfin heureux, débarrassés du mal, du péché et de la peur, Jean associe le Jugement dernier  que d’autres avant lui avaient déjà évoqué. Les trois prophètes que nous venons d’évoquer – Isaïe, Ezéchiel et Daniel – avaient déjà mentionné l’existence d’un jugement final marqué par la punition des uns et la récompense des autres. Dans l’évangile dit de Matthieu, cet héritage juif avait été exploité et précisé : on y trouvait l’annonce du jugement final par le Christ, précédé de la résurrection de tous les hommes pour qu’ils puissent rendre compte de leurs actions. Cet épisode, appelé la Parousie, clôt l’histoire du monde et ouvre, pour les chrétiens, l’éternité du Royaume de Dieu.

Memling, Le Jugement Dernier

Jugement Dernier de MemlingLes premiers chrétiens, qui reconnaissent en Jésus de Nazareth le messie annoncé par les prophètes de l’Ancien Testament, sont empreints du texte apocalyptique de Jean et se convainquent de l’arrivée prochaine d’un dénouement final de l’histoire. Ils se préparent fébrilement au retour victorieux de leur messie et à l’avènement du millenium qui précèdera le Jugement final. Mais plus le christianisme s’institutionnalise et se prépare à traverser l’histoire, plus il rejette la conviction que la fin des temps est proche et marginalise les courants eschatologiques, particulièrement sous leur forme millénariste. Augustin est celui qui condamne le plus fermement le millénarisme, estimant que les « mille ans » doivent être interprétés comme un pur symbole renvoyant au temps long qui sépare la naissance de Jésus de Nazareth, véritable début de son règne terrestre, au jugement dernier : puisque l’Église chrétienne correspond déjà à l’avènement de l’âge d’or attendu, le temps des chrétiens s’achèvera directement par la fin du monde et de l’histoire, sans aucun millénium intermédiaire puisque celui-ci est déjà réalisé…

Joachim de Flore

Si Augustin condamne les croyances millénaristes, celles-ci traversent malgré tout le Moyen Âge par le biais d’une littérature prophétique marginale composée de textes appelés « sybillines chrétiennes ». Ces prédictions contribuent toutefois à fixer dans les esprits la certitude qu’après un âge d’or, l’Antéchrist, monstre du mal, viendra régner sur terre avant le jugement dernier. Mais c’est avec l’abbé calabrais Joachim de Flore (†1202) que le millénarisme revient avec force, sans s’opposer toutefois aux conceptions augustiniennes. Joachim de Flore, en effet, propose de diviser l’histoire en trois temps : le temps du Père ou « d’avant la grâce » (Ancien Testament), le temps du Fils ou « de la grâce » (Nouveau Testament) et le temps de l’Esprit ou « d’une plus grande grâce », c’est-à-dire un temps sans souffrance ni passion, un temps de bonheur spirituel dont la principale caractéristique serait d’être placé sous la direction des moines contemplatifs : Joachim avait en effet proposé une réforme du monachisme dans le sens d’une plus grande observance, d’un idéal spirituel plus prononcé. Ce temps « monastique », dont il ne précise pas la durée, est annoncé pour l’année 1260, au terme d’une période houleuse censée commencer en 1201. Joachim réactive donc la conviction de l’instauration d’un âge d’or terrestre tout en l’intégrant dans l’histoire même de l’église : il synthétise ainsi croyances millénaristes et eschatologie augustinienne.


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