Eschatologies apocalyptique et millénaristes : christianisme et fin des temps

Après Joachim

La pensée de Joachim de Flore, connue sous le nom de joachimisme, connait une importante postérité tant dans les milieux monastiques que les milieux laïcs mais est sans cesse simplifiée et radicalisée… Elle nourrit des prises de parole contestataires qui critiquent âprement la hiérarchie de l’Église et présentent les catastrophes politiques  du temps comme autant de signes de la colère de Dieu en prélude au retour du Christ. Dans les années 1260, notamment, au moment où l’on attendait l’arrivée du troisième âge annoncé par Joachim, des mouvements d’exaltés enflamment l’Italie avant de se répandre dans le reste de l’Europe : des flagellants partent en procession en s’infligeant publiquement des châtiments corporels, une prédicatrice du nom de Guillelma est présentée par ses disciples comme le Christ revenu sur terre dans le corps d’une femme, etc.

chutebabyloneLa chute de Babylone (tenture de l’Apocalypse - Angers)

janvanleidenL’avènement de l’âge d’or prophétisé par Joachim n’arriva pas, mais ce n’est pas pour autant que les angoisses eschatologiques cessèrent : bien au contraire, elles allèrent en s’amplifiant. En 1300, Boniface VIII profita de ce climat anxiogène pour instaurer à Rome l’Année Sainte qui permettait à tout ceux qui se rendraient dans la Ville Éternelle de gagner une rémission totale des peines qu’ils devaient endurer au Purgatoire pour leurs péchés. Cette indulgence plénière tombait à point à la veille d’une fin du monde qu’on croit toujours plus proche… Jean Delumeau, en effet, a bien montré qu’en ce 14e siècle, l’angoisse du jugement dernier était particulièrement vive et largement répandue à travers la population : il semblait évident pour beaucoup que l’heure de la fin des temps était sur le point de sonner. Rongés par l’angoisse, certains espéraient toutefois que ce jugement serait précédé par l’avènement du royaume de Dieu sur terre : et le millénarisme de réapparaître. Paradoxalement, toutefois, il arriva que des représentants de ce courant recoururent à la force pour instaurer l’âge de paix auxquels ils aspiraient. Ce fut notamment le cas des anabaptistes, protestants qui prônaient le baptême à l’âge adulte. L’un d’entre eux, Melchior Hoffmann, développa des conceptions apocalyptiques prononcées : convaincu que ceux qui avaient répondu à son invitation à se soumettre à un deuxième baptême formeraient les rangs des 144.000 élus annoncés par l’Apocalypse (Ap. 7), il prédisait le retour du Christ pour 1533 à Strasbourg qu’il érigea en « Nouvelle Jérusalem ». Aux Pays-Bas, d’autres anabaptistes, Jean Matthys et son disciple Jean de Leyde (illustration ci-contre), choisirent de leur côté la ville de Munster comme « Nouvelle Jérusalem » après avoir brutalement expulsé leurs opposants et dévalisé les églises. Comme Hoffmann, ces derniers étaient animés d’une profonde conviction millénariste et persuadés de l’avènement prochain d’une théocratie terrestre. Jean de Leyde se présentait comme le futur roi de toute la terre qui dominerait toutes les autres puissances. Il imposa en outre aux hommes de Munster la polygynie pour multiplier rapidement le nombre des élus et atteindre au plus vite le nombre des 144.000 élus. Pendant ce temps, toutefois, l’évêque de Munster assiégeait la ville : il la prit au mois de juin 1535, massacrant ses habitants au cours d’un épisode tragique qu’évoque Marguerite Yourcenar dans un des premiers chapitres de l’Œuvre au noir (1968), intitulé « La mort à Munster  ».

triomphemortLe Triomphe de la Mort par Bruegel l'Ancien

Remarquons toutefois que l’espoir de l’avènement d’un âge d’or – au besoin par la violence – était minoritaire par rapport à la crainte d’une fin du monde proche, sans époque transitoire. Du côté catholique – comme du côté protestant à partir du 16e siècle – , nombreux furent ceux qui renouèrent avec la tradition augustinienne en déclarant que l’âge d’or avait déjà eu lieu, que l’humanité était vieille et qu’il fallait se préparer à l’imminence du Jugement dernier. Paradoxalement, cette époque que nous qualifions aujourd’hui de « Renaissance » se sentait vieille… Dans ce contexte angoissé, une série d’événements tragiques furent interprétés comme annonciateurs de la fin du monde : le Grand schisme d’Occident qui mit jusqu’à trois papes à la tête de l’Église, la chute de Constantinople sous les coups des Turcs, l’écroulement de l’unité de la chrétienté en raison des réformes protestantes, les guerres de religion, la guerre de Trente Ans et même les effets climatiques désastreux du Petit Âge Glaciaire furent considérés comme autant de preuves irréfutables que l’Antéchrist était descendu déchaîner sa puissance sur la Terre, ce que véhiculèrent abondamment prédicateurs, représentations théâtrales urbaines, gravures ou chants populaires…

La fin des courants apocalyptiques et millénaristes ?

On a longtemps dit que les angoisses apocalyptiques s’étaient estompées dans la seconde moitié du 17e siècle en même temps que l’Europe se modernisait et que le rationalisme repoussait superstitions, croyances et bigoteries. Et pourtant, plusieurs études récentes montrent tout le contraire. Des formes d’eschatologie apocalyptique et/ou millénariste peuvent ainsi encore être pointées tout au long du « raisonnable » 18e siècle (et particulièrement au cours des différentes révolutions de la fin du siècle) ainsi que tout au long des 19e et 20e siècles, principalement sur le continent américain qui fut la terre d’accueil de nombreux mouvements eschatologiques. Ces mouvements, toutefois, ont progressivement été mis en marge du christianisme officiel et, aujourd’hui, touchent essentiellement le monde des sectes. Ainsi les Témoins de Jéhovah sont convaincus que le monde est entré dans ses derniers jours : ils attendent l’arrivée du Christ pour son combat victorieux contre l’Antéchrist avant l’instauration d’un millénium de bonheur. Les Adventistes du Septième Jour ou les Mormons, rassemblés dans l’Église des saints des derniers jours, attendent eux aussi le retour du Christ pour la Parousie.

Annick Delfosse
Décembre 2012

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Annick Delfosse enseigne l'histoire moderne à l'Université de Liège. Elle est membre de l'Unité de recherche « Histoire et anthropologie des religions ».

Voir son Parcours chercheur sur Reflexions



Bibliographie :
L’analyse des attentes eschatologiques, faite d’angoisses et d’espoirs, a sous-tendu toute l’œuvre de Jean Delumeau dont nous offrons ici une synthèse :
Jean Delumeau, La peur en Occident, Paris, Fayard, 1978.
Jean Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècle), Paris, Fayard, 1983.
Jean Delumeau, Rassurer et protéger. Le sentiment de sécurité dans l’Occident d’autrefois, Paris, Fayard, 1989.
Jean Delumeau, Mille ans de bonheur. Une histoire du paradis, Paris, Fayard, 1995.
Voir également :
Claude Carozzi et Huguette Taviani-Carozzi, La fin des temps. Terreurs et prophéties au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1999.
Catherine David, Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, Entretiens sur la fin des temps, Paris, Fayard, 1998.
André Vauchez (dir.), L’attente des temps nouveaux. Eschatologie, millénarisme et visions du futur du Moyen Âge au XXe siècle, Turnhout, Brepols, 2002
L’Apocalypse à travers…
La littérature : Dante, Divine comédie ; Paul Claudel, Apocalypse (1952)
Le cinéma : Ingmar Bergman, Le septième sceau (1956) ; Luis Bunuel, L’Ange exterminateur

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