En attendant la fin du monde : Deux espèces d’apocalypticiens

It's the end of radio
The last announcer plays the last record
The last watt leaves the transmitter
Circles the globe in search of a listener


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Fotolia 42181085© dmitrimaruta - Fotolia.comQue diriez-vous si vous étiez le dernier animateur radio sur le point de diffuser sa dernière émission – dernière, car il n’y aurait plus personne pour l’écouter, plus aucun auditeur sur Terre ? C’est cette situation de fin du monde que décrit « The End of Radio », une chanson datant de 2007 du groupe de rock américain Shellac dont sont extraites les paroles ci-dessus. Là où d’autres formations ne lésineraient pas sur les effets sonores pour évoquer une atmosphère post-apocalyptique, à grands renforts d’éruptions rythmiques et de solos de guitare nucléaires, le dispositif conçu par Shellac repose sur une sobriété quasi ascétique : une note de basse, inlassablement répétée pendant les neuf minutes que dure le morceau, de timides roulements de batterie, et la voix du chanteur Steve Albini, clamant son texte du point de vue de cet animateur radio, seul survivant d’une humanité décimée. À la sombre austérité de ces phases narratives (on hésite à parler de couplets) répond un refrain d’une intensité foudroyante, seul moment où la guitare du chanteur intervient et où les trois instruments jouent à l’unisson, couverts par un appel lancinant cette fois hurlé par Albini : « Can you hear me now ? ».

Mais qui peut encore l’entendre ? À qui peut-il bien s’adresser s’il est le dernier homme ? La chanson soulève elle-même ce paradoxe : « Is this really broadcasting if there is no one ever to receive ? ». Ce paradoxe est en réalité, à un niveau bien plus général, celui des lanceurs d’alerte – ces personnages qui, disposant d’informations privilégiées, ont pris conscience avant tout le monde d’un danger et tâchent de nous en avertir, parfois au péril de leur carrière ou de leur réputation. Les lanceurs d’alerte s’expriment depuis un horizon temporel où la menace s’est déjà réalisée. Pour eux, le futur est en quelque sorte déjà là, et c’est en le conjurant, c'est-à-dire en l’évoquant au présent, ici et maintenant, qu’ils espèrent pouvoir le contrecarrer. Alarmistes ? Catastrophistes ? Sans doute. Mais, curieusement, c’est dans leur manière de décrire ce futur comme s’il était déjà survenu que les lanceurs d’alerte nous restituent une capacité d’action.

C’est particulièrement vrai de ces sortes d’alertes que constituent les œuvres de fiction qui ont tenté d’imaginer le pire. Ray Bradbury, l’auteur de Fahrenheit 451 décédé plus tôt cette année, s’irritait souvent du reproche que le futur qu’il avait dépeint dans son roman ne s’était finalement pas réalisé : « Bien sûr que non, disait-il en substance, puisque je l’ai écrit ». Le même constat vaut pour des œuvres comme 1984 ou Le Meilleur des Mondes : si Orwell ou Huxley avaient voulu prédire l’avenir comme on annonce les conséquences d’un processus inéluctable, il est peu probable qu’ils auraient donné à leurs prophéties une forme romanesque. Leur entreprise relève plutôt d’un mode de connaissance projective : le monde fictionnel dans lequel est immergé le lecteur est situé dans un futur suffisamment proche pour rendre tangible la menace (totalitaire, en l’occurrence), et d’autant plus urgente la nécessité d’agir pour la contrecarrer. Le propre des dystopies, dont ces œuvres relèvent, n’est pas tant de nous montrer l’envers cauchemardesque de nos rêveries utopiques, que de nous renvoyer un miroir déformé du présent, d’amplifier des signaux faibles, de repérer et de systématiser des grandes tendances déjà à l’œuvre de manière à détourner le cours des choses.

« The End of Radio » reste remarquablement non-spécifique quant à la nature du cataclysme ayant ravagé la Terre, et tient précisément une part de sa puissance suggestive du caractère indéterminé de la menace. Mais la posture que la chanson met en scène est, somme toute, comparable à celle des dystopistes : susciter une représentation du futur dans l’esprit du destinataire, de manière à nous placer dans un état de vigilance accrue. Tout au long du morceau, Albini ne cesse de s’assurer qu’il sera entendu, alors que sa voix se perd dans l’éther : il teste d’abord son matériel  Is this thing on?/Test, test, test, test, test, test... »), puis, surtout, le contact avec ses auditeurs (« Can you hear me now ? »). Au sein du monde fictionnel imaginé dans la chanson, il n’y a évidemment aucun auditeur pour répondre à l’animateur, qui ne cesse d’ironiser sur sa situation : le concours radiophonique qu’il lance tombe à plat  That drum roll means we've got a winner !/If you're the fifth caller/Or any caller at all... »), de même que le hit parade, les remerciements à ses sponsors (« I'd like to thank our sponsor/But… we haven't got a sponsor/Not if you were the last man on earth ») et la séquence spéciale dédicaces (« This one goes up to a special girl/But… there is no special girl ! »).

C’est à nous, auditeurs de Shellac dans le monde réel, que s’adresse Albini. Pour être correctement entendue, « The End of Radio » suppose un transfert de responsabilité vers nous qui l’écoutons. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’invocation, dans le premier couplet, de la puissance du médium radiophonique : « I've got 50000 watts of power/I want to ionize the air/This microphone turns sound into electricity ! » – puissance dérisoire s’il n’y a plus personne pour l’apprécier, mais décisive s’il s’agit de la préserver. En somme, ce qu’il s’agit de sauver, c’est la possibilité même du monde – le fait qu’il y ait quelqu’un, derrière son récepteur, pour entendre le cri d’alerte. Dans une tonalité crépusculaire, la chanson culmine par une ultime mise en garde : « This is a test/If this had been a real emergency…/Hey, hey, this is real god damn emergency ! »


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