En attendant la fin du monde : Deux espèces d’apocalypticiens

orwelllParmi ceux qui tentent d’anticiper le pire, on a trop vite tendance à opposer les « bons » prévisionnistes (ceux qui, en référence à des espaces de calcul et des systèmes experts, entendent nous éviter le pire d’une manière rationnelle) aux simples « prophètes de malheur », situés au-delà de toute contrainte de preuve, qui annoncent régulièrement, sur le mode de la révélation ou de l’initiation, des catastrophes d’ampleur cosmique. Les lanceurs d’alerte que je viens d’évoquer échappent à cette distinction. Il en va ainsi des auteurs de dystopies, dont le mode d’action requiert le détour par des moyens de connaissance moins formalisés qui peuvent, à certains égards, les apparenter à la prophétie de malheur, mais uniquement dans le but de mieux nous représenter la menace et de nous la faire éviter. « Big Brother » continue ainsi de jouer un rôle considérable dans la manière dont nous appréhendons le risque totalitaire : il est probable que nos dispositifs aussi bien législatifs que technologiques, en matière de protection des données personnelles ou d’encadrement de la surveillance, ne seraient pas ce qu’ils sont sans la référence au roman d’Orwell. Le monde décrit dans 1984 a pour nous, en quelque sorte, valeur de précédent fictionnel : il constitue une balise configurant le champ de notre expérience et de nos représentations en matière de risque sur la vie privée. Comme le disait l’écrivain, « la morale à tirer de cette situation périlleuse et cauchemardesque est simple : Ne laissez pas cela se produire. Cela dépend de vous. »1

hiroshimaLa menace en jeu peut aussi, par sa nature même, nécessiter le détour par la fiction ou l’imagination : si tant de fictions, romanesques ou cinématographiques, de Dr. Folamour à Mad Max et de Robert Merle à Cormac MacCarthy, se sont plu à imaginer à quoi ressembleraient la terre et l’humanité après l’apocalypse nucléaire, c’est que celle-ci, comme disait le philosophe allemand Günter Anders, excède notre capacité à la penser. Pacifiste infatigable, connu notamment pour sa correspondance avec Claude Eatherly (le pilote de l’avion de reconnaissance qui avait survolé Hiroshima le 6 août 1945), Anders se voyait comme un « apocalypticien prophylactique » : « Si nous nous distinguons des apocalypticiens judéo-chrétiens, ce n’est pas seulement parce que nous craignons la fin (qu’ils ont, eux, espérée), mais surtout parce que notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher l’apocalypse. Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort »2. Anders n’a eu de cesse, dans son travail, de combler le vide entre l’énormité de l’apocalypse nucléaire et notre incapacité à la saisir par l’imagination. Dans un essai provocant, le sociologue français Jean-Pierre Dupuy a plus récemment qualifié de « catastrophisme éclairé » cette posture consistant à faire comme si la catastrophe, en projetant son ombre sur nos existences présentes, avait déjà eu lieu. Il y va simplement, pour Dupuy, de la crédibilité de certaines menaces que nous puissions les appréhender rationnellement, non comme appartenant à un futur plus ou moins éloigné, mais comme faisant partie de notre actualité.

La fiction et l’imagination ont donc un rôle crucial à jouer dans nos stratégies d’évitement des catastrophes. Il s’agit, au fond, de la manière dont nous envisageons et utilisons le temps qui reste. Dans l’hypothèse où l’apocalypse serait effectivement pour le 21 décembre 2012, nous n’aurions sans doute plus qu’à nous constituer une provision de vivres et nous abriter le mieux possible en attendant la fin des temps. « Make for your own secret place/And others will join you there/And you wait for the ships in the air/And you wait for a sign like a trumpet sounding » : c’est ainsi que le chanteur anglais Bill Fay sermonnait ses auditeurs en 1971 dans  « Time of The Last Persecution », une des chansons les plus sombres jamais inspirées par le Livre de la Révélation. Dans un tel état d’esprit, le temps qui reste ne peut être qu’un temps d’attente et de préparation matérielle et spirituelle. Trente ans plus tard, la même référence biblique vaut à Johnny Cash « The Man Comes Around », emplie de la certitude du Jugement Dernier et de l’accomplissement des temps.

En réécoutant ces chansons, on mesure tout ce qui les sépare de l’attitude d’intense vigilance et d’urgence déployée par Albini dans « The End of Radio ». Les apocalypticiens vivent dans un délai, mais ceux qui, parmi eux, ne le sont que pour avoir tort, conçoivent ce temps comme un levier pour l’action. Il s’agit toujours bien de veiller, mais pour préserver l’existence même d’un temps à venir. Une telle posture suppose une attention soutenue à des processus encore embryonnaires, dont toutes les conséquences n’ont pas encore pu être anticipées. Gilles Deleuze parlait à ce sujet de « diagnostic » : « Non pas prédire, mais être attentif à l’inconnu qui frappe à la porte ». La posture est, dès lors, beaucoup plus largement partagée qu’on ne pourrait le croire : elle est engagée chaque fois que nous sommes amenés à imaginer le pire pour l’en empêcher.

Frédéric Claisse
Décembre 2012

crayongris2Frédéric Claisse est chercheur en science politique et sociales de l'ULg. Ses recherches portent sur l'épistémologie des sciences sociales et des méthodes participatives, et en particulier sur les relations entre processus politiques et phénomènes narratifs.

Voir son parcours chercheur sur Reflexions



1 George Orwell, cité par Bernard Crick (2003), George Orwell : Une Vie, Paris, Climats, p. 611 [1992].
2 Günther Anders (2007), Le Temps de la Fin, Paris, L’Herne, pp. 29-30 [1960].

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