La véritable histoire de la pomme de terre frite (1re partie)

Quelques décennies plus tard, dans une publication de 1945, le peu flatteur journaliste Charles d'Ydewalle reprenait la théorie des proscrits en l'appliquant à toute l'histoire de la gastronomie belge :

« Heureusement, il y a les exilés. La gastronomie française ne s'est établie à Bruxelles qu'aux lendemains des grandes catastrophes. Le comte d'Artois en 1789, Cambacérès après Waterloo, Hugo après le Deux Décembre, tous amenaient avec eux des maîtres en gastronomie. Fuyant Paris menacé, des cordons bleus parisiens apportèrent, au lendemain de Sedan, les pommes frites et les hors-d'œuvre. »8

Sous la plume d'Ydewalle, les proscrits de 1851 ont laissé la place à ceux de 1870. Et nous pourrions dire beaucoup de choses à propos des hors-d'œuvre. Peu importe, oublions Sedan et revenons à nos préoccupations.

L'hypothèse des réfugiés français, celle-là même reprise par Marie Delcourt, est-elle plausible ? Si on se réfère au témoignage du mystérieux Monsieur Fritz, oui, car ce dernier a créé ses « russes » en 1854, soit deux ans après l'arrivée des proscrits du Deux Décembre. Mais si nous remontons le temps un petit peu plus loin, tout s'effondre. Car Monsieur Fritz, génial publiciste, a laissé de nombreuses traces sur son passage. En 1852, « le roi de la pomme de terre frite » nous apprend que son « établissement est beaucoup plus grand que les années précédentes et richement décoré »9, en 1849, il « a l'honneur de prévenir ses consommateurs de fritures qu'il ouvrira son établissement Sur-la-Batte, Marché-aux-Pommes, demain, pour la Foire de Liège »10 et en 1848, il annonce qu'il fera rouler, pas encore ses « russes », ni ses « cosaques », mais bien ses « omnibus » et ses « vigilantes » à 10 et 5 centimes. Inutile d'aller plus loin. Nous sommes trois ans avant l'arrivée des proscrits du Deux Décembre et Monsieur Fritz faisait déjà le tour des foires avec sa baraque à frites en inondant la presse quotidienne de publicités tapageuses.

Hypothèse de l'origine belge

La deuxième piste tombe donc à l'eau. Reste à examiner la troisième, probablement celle qui compte le plus de partisans dans notre pays. C'est Jo Gérard qui en fut l'instigateur et c'est Christian Souris qui, dans un article du Pourquoi Pas ? de 1985, la popularisa.11

Selon leur théorie, la pomme de terre frite fut inventée en Wallonie aux alentours de 1680. L'argumentation, a priori, pouvait séduire. Elle s'appuyait sur un manuscrit de 1781 rédigé par Joseph Gérard, un aïeul de Jo, et dans lequel nous lisons :

« Les habitants de Namur, Andenne et Dinant ont l'usage de pêcher dans la Meuse du menu fretin et de le frire pour en améliorer leur ordinaire, surtout chez les pauvres gens. Mais lorsque le gel saisit les cours d'eau et que la pêche y devient hasardeuse, les habitants découpent des pommes de terre en forme de petits poissons et les passent à la friture comme ceux-ci. Il me revient que cette pratique remonte déjà à plus de cent années. »12

Comme le manuscrit est daté de 1781, cela nous emmène aux alentours de 1680. La pomme de terre frite serait donc née au bord de la Meuse, dans le Namurois, à la fin du XVIIe siècle. Divulguée dans les colonnes du Pourquoi Pas ?, cette découverte sensationnelle fit grand effet. La preuve historique que la pomme de terre frite provenait de Belgique était faite et inaugurait la grande bataille de la paternité du bâtonnet doré entre notre pays et la France. Aujourd'hui encore, les innombrables blogs et sites internet consacrés à la pomme de terre frite13 reprennent l'interprétation de Jo Gérard sans le moindre esprit critique.

Et d'esprit critique, nous en avons besoin, à la lecture de ce texte. En effet, une analyse pertinente des quelques lignes sorties de la plume de Joseph Gérard nous convaincra qu'elles sont à manipuler avec précaution.

frite
Photo © Jim Sumkay, No Comment (Musée en plein air ULg)


 


8 Charles d'YDEWALLE, La cour et la ville (1934-1940), Bruxelles, Les Editions Libres, 1945
9 Journal de Liège, samedi 30 octobre 1852, p. 2, col. 4
10 Journal de Liège, samedi et dimanche 27 et 28 octobre 1849, p.2, col. 2
11 Christian Souris, La frite belge est mal partie, Pourquoi Pas ?, 30 janvier 1985, p. 19-24
12 N'ayant jamais pu retrouver le texte original, nous ne pouvons certifier l'exactitude du texte retranscrit dans le numéro du Pourquoi Pas ? susmentionné.
13 voir par exemple www.frites.be

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