Haute couture et culture de masse

L’art de vendre

En se conformant aux lois et normes de la culture de masse, le secteur a sans doute perdu en prestige. Il en a néanmoins regagné au travers de l'imaginaire artistique.

pm-gcL'histoire de la confection vestimentaire montre que la haute couture constitue le premier secteur de la mode où le pouvoir d'inventer, de créer, est passé du consommateur au fabricant. La petite couturière du 18e siècle exécutait les patrons de grands bourgeois ; le nouveau grand couturier crée. Son rapport aux arts majeurs s'est longtemps cantonné, cependant, à en mimer, assez servilement, les tics et les pratiques. Et c'est bien par un tour de passe-passe magique dans l'ordre des discours et des représentations que l'artisanat de luxe des grands couturiers a pu être indexé sur l'art avec un grand A. Lorsque Pierre Bourdieu soulignait l'équivalence établie entre « haute couture et haute culture » (Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Documents », 1980), c'était davantage pour souligner un système de métaphores imaginaires que pour constater une appartenance de fait et de plein droit de la haute couture à l'univers de la haute culture. Les nécrologies de Paris Match des années 50 à nos jours permettent toutefois de suivre les étapes par lesquelles le secteur s'est peu à peu émancipé de cette tutelle des arts supérieurs pour s'affirmer comme un art en soi. Affirmation précaire : car au moment où la haute couture s'institue en art à part entière, c'est la notion même d'art qui se dissout dans le bain vulgarisateur d'une culture de masse qui distribue aussi généreusement les titres artistiques que les brevets de stars, au prix, pour les uns comme pour les autres, d'une inflation qui les vide de toute substance ou bien gonfle cette substance à l'hélium médiatique. 

Toutefois, dans les années 70, un couturier devait encore tirer sa légitimité artistique des relations sociales qu'il entretenait avec le monde de l'art, essentiellement parisien – à l'exemple d'une Chanel à qui, selon l'écrivain Maurice Sachs, Paris « obéissait au doigt et à l'oeil ». En 2010 par contre, Paris Match dira naturellement d'Alexander McQueen qu'il est « un authentique artiste habité de fantasmagories morbides ». Le couturier ne tire plus son aura artistique de sa fréquentation des artistes, il est un artiste à part entière, incarnation nouvelle du mythe collectif de l'artiste maudit.

Rien d'étonnant si cette identification au mythe de l'artiste s'accompagne d'une occultation ou d'une dénégation de plus en plus forte de la composante commerciale de la haute couture. Si, dans les années 50, Paris Match saluait encore les compétences entrepreneuriales d'un couturier comme Christian Dior – « chef d'une chaîne » –, en 2010 le magazine verra dans Alexander McQueen, un « poète (...) en train de passer à la moulinette des impératifs du marché ». L'entrepreneur proche des artistes a cédé la place à l'artiste broyé par les lois de l'entreprise.

Cette dimension artistique s'exprime encore dans les lignes de vêtements ostensiblement produites pour l'exhibition médiatique et très accessoirement pour l'habillement des grandes élégantes et des beaux Brummell de la jet-set internationale. Le vêtement pour le vêtement comme forme dérivée de l'art pour l'art, mais ici encore paradoxalement plongé dans le même bain vulgarisateur des médias de grande diffusion et de l'industrie culturelle. Par une ironie des choses, qui serait cruelle si elle n'était si rentable, le luxe est devenu un art au moment où l'art devenait une industrie.


Art et industrie

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Rien ne témoigne mieux de ce retournement médiatique paradoxal que la tendance massivement suivie par les grands couturiers à investir le marché des cosmétiques et des gadgets en multipliant, selon les normes standardisées de l'industrie et de la consommation de masse, des produits griffés à leur marque, au risque d'une dilapidation de leur capital symbolique. En 2004, en signant une collection pour H&M, le couturier Karl Lagerfeld allait jusqu'à forcer les portes du prêt-à-porter bon marché pour y faire entrer la confection de luxe. Talonné par Versace, Lanvin ou Marni, il ne faisait que suivre une pente ascendante ou descendante selon qu'on se place d'un point de vue commercial ou d'un point de vue artistique. Jadis la haute couture entendait procurer à une élite bourgeoise restreinte les insignes extérieurs de sa distinction sociale. Elle semble désormais vouloir procurer à une masse indistincte les moyens imaginaires de son évasion.

Cette évolution générale a conduit à la mise en place d’un secteur nouveau et en apparence schizophrénique, dans lequel la haute couture s'adresse à un public de masse tout en continuant à se revendiquer d'un système élitiste. Certes, la part la plus prestigieuse de sa production demeure inaccessible au plus grand nombre. Mais, stratégie industrielle aidant et médias de masse à l'appui, en faisant miroiter au plus grand nombre les valeurs qu'elle lui rend accessibles sous des formes dégradées, la nouvelle haute couture semble avoir gagné en cynisme commercial ce qu'elle a perdu en fait de prestige. En ce sens, la vulgarisation de la haute couture, dont un magazine comme Paris Match est l'un des vecteurs en France, n'a pas dissout les insignes de la distinction sociale, elle les a sublimés, à la fois au rabais et au plus haut, au travers d'un imaginaire collectif puissant : celui d'un star system qui n'est plus tant celui de la « star » divine et inaccessible que celui de stars produites elles-mêmes en série pour les plateaux de télévision, la télé-réalité, le sport spectacle et les tours de chant à Bercy.

Caroline Duchesne
.Août 2012

crayongris2Caroline Duchesne est diplômée en Information et Communication et chercheuse au Département des Arts et Sciences de la communication. Elle débute une recherche doctorale en sociologie de la mode

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